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LE GRAND PRIX DU CONCOURS DE NOUVELLES

ET S'IL N'EN RESTAIT QU'UN

Eric GOHIER

 

 

      10 janvier   J'avais beau m'y attendre, je me suis retrouvé cul par-dessus tête. Et le cockpit dans un état de bazar indescriptible. C'est la première fois que je remonte les Quarantièmes Hurlants et que je suis la proie d'une "Big One", ces vagues de plus de vingt mètres de haut qui laissent quille à l'air les voiliers des navigateurs solitaires en quête de record. Patience. Une prochaine me remettra à flots. J'ai trois mois de vivres à bord. Je peux tenir.

13 janvier   J'ai cru mourir. Je ne sais pas combien de temps a duré cette tempête. Jusqu'au basculement. Le fracas a été épouvantable ! Ma tête a durement heurté un des renforts boisés du carré et je garde une bosse monstrueuse en souvenir. Le temps est minable. Je vais profiter de mon état cotonneux pour rester à l'abri et tout remettre en ordre. Le record, c'est râpé ! Je ne serai pas le premier sous les cinquante jours. Je ne regrette pas mon choix d'un bateau lourd mais résistant. Il n'a subi aucune avarie. Je ne suis pas parvenu à joindre les miens. Je réessaierai demain.

 14 janvier    C'est à n'y rien comprendre. Le jour refuse de se lever alors que je suis encore très loin du cercle polaire. Ce n'est pas vraiment la nuit. Plutôt une brume sombre et opaque  très haut dans le ciel. Plus étrange encore l'air recèle une odeur de fumée. Mes instruments de communication n'enregistrent aucun écho. Je ne parviens même pas à aller sur Internet, la connexion est impossible. Mes batteries sont pourtant chargées. Peut-être y a-t-il une panne de satellite. J'espère que tout va vite rentrer dans l'ordre. Il me tarde de dire à mes filles que je les aime… à leur maman aussi !

 16 janvier  Je suis au-delà de l'inquiétude. Je ne peux communiquer avec personne. Et toujours cette insupportable odeur de fumée ! Le ciel reste gris noir, mes batteries solaires ne se rechargent plus. Je crains le pire. Le froid reste supportable mais j'ai en permanence deux pulls sur moi. Je suis allé à fond de cale. Une chance que Max ait insisté pour que je prenne une éolienne de rechange ! Celle de pont est hors service. Ce matin, un albatros a survolé mon bateau. Cela m'a fait un bien fou de voir une trace de vie.

 18 janvier    La situation n'a pas évolué. Je crains le pire. J'ai remplacé l'éolienne à temps, mes batteries solaires étaient vides. Je viens de faire le point au sextant, je vais faire route sur l'Australie. Il me tarde de revoir le soleil. Quant à ma famille… j'essaie de ne pas y penser ! Les pires idées me viennent à l'esprit. Je n'arrive pas à trouver une explication rationnelle à tout ça susceptible de me rassurer. Je sens moins l'odeur de fumée. M'y suis-je habitué ? 

 24 janvier    Il fait de plus en plus froid. Ce n'est pas ce qui m'angoisse le plus, je suis équipé pour des conditions extrêmes. Ma V.H.F. reste muette, idem pour le téléphone satellitaire. Je ne comprends pas pourquoi mes appareils refusent de fonctionner. Par prudence, j'ai commencé à me rationner. En tirant un peu, je peux tenir quatre mois. Adélaïde est en vue, je devrais accoster demain si le vent se maintient. Aux jumelles, j'ai cru apercevoir des flammes et de larges panaches de fumée. Je commence à me demander si le ciel sombre n'est pas le corollaire de cette odeur de fumée. Douloureuse perspective !

 1er février     J'ai cru que je ne pourrais jamais me remettre à écrire. Je me suis rendu à terre à l'aide du canot de survie. Ce que j'y ai découvert est terrifiant. Le port n'existe plus. La ville non plus. Il n'y a plus un arbre debout. Tout n'est que chaos et cendres. L'apocalyptique résultante de ce qu'auraient engendré l'union infernale d'un tsunami, d'un séisme et d'un bombardement. Pas une habitation qui n'ait résisté, pas un bateau intact. Tout n'est qu'une désolation de métal, de boue… et de corps à perte de vue. Je n'ai pas rencontré un seul être humain vivant. Je viens de passer une semaine à pleurer, à vomir… à regretter d'être en vie. Mes appareils restent muets. J'ai préféré les éteindre pour économiser le peu d'énergie que me fournit mon éolienne. 

 3 février  J'ai cessé de m'alimenter. A quoi bon vivre ? Mon diplôme d'électromécanicien m'aura au moins servi à prendre cette décision. Après avoir bricolé une camionnette, je me suis enfoncé au cœur des terres. Je n'ai pas pu aller au-delà d'une cinquantaine de kilomètres. Tout est en feu. Ce qui n'a pas été détruit par la catastrophe brûle. Le ciel est de plus en plus gris, l'air de plus en plus froid. Au plein cœur de l'été austral ! Je n'ose même pas imaginer ce qui se passe au Nord ! Continuer ? Pourquoi ? Ce matin, je suis descendu dans la cale prendre une couverture. J'ai trouvé un carton au fond d'un placard. Un lot de livres. A moi qui ne lis jamais ! Inutile de chercher qui l'avait placé là. Carole est prof de français. Je me refuse encore à parler d'elle à l'imparfait. J'espère qu'elle et les filles n'ont pas trop souffert !

 8 février      Je viens de relire pour la troisième fois "Les contemplations" de Victor Hugo. J'ai recommencé hier à m'alimenter. Je ne savais pas que d'aussi belles choses se cachaient dans les livres. Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants, Passer, gonflant ses voiles, Un rapide navire enveloppé de vents, de vagues et d'étoiles. Je ne peux pas avoir survécu pour rien. Toute chose a un sens. Quel est le mien ?

 20 février    J'ai suivi la côte jusqu'à Canberra en faisant escale à Melbourne. Je n'ai découvert que ruines et poussière… et une odeur de mort que ne parvient plus à éteindre le froid. Le silence me pèse trop à terre. Aucun chant d'oiseau, pas un cri d'animal. Le vent ne trouve plus de feuilles à faire bruire. Je lis et relis les livres de Carole. Cendrars, Apollinaire, Hugo, Rimbaud… Ils m'aident à tenir. Demain, je ferai route vers la Nouvelle-Zélande. En mer au moins il reste de la vie.

 14 mars    Je suis désespéré. Je ne supporte plus d'être seul. Auckland, Wellington et Christchurch sont dévastées. L'odeur que dégagent les morts est à ce point pestilentielle qu'elle parvient à dominer celle de la fumée que dégagent les gigantesques incendies dont j'aperçois la nuit le rougeoiement des braises. Je ne vois qu'une seule explication. Au faîte de ma connaissance. Celle qui justifie l'extinction des dinosaures : la collision de la Terre avec un météorite géant. Séisme, raz-de-marée, incendies. Tout corrobore. Je n'ai survécu que grâce à mon inconfortable position en mer. Pour combien de temps encore ?

 31 mars    Par désoeuvrement ou parce que je venais de lire "Le vieil homme et la mer" je suis allé à fond de cale récupérer canne, moulinet et Rapalas. J'ai pêché deux légines australes. Je les ai laissées sur le pont; le froid les conservera. Mes réserves s'épuisent. Si j'ai bien fait le point, j'accosterai demain aux îles Chatham. J'espère pouvoir y reconstituer ma réserve d'eau douce et trouver de quoi améliorer mon ordinaire.

 4 avril    La pluie s'est mise à tomber ce matin. Faible d'abord puis plus soutenue. Je pense souvent aux miens. A ceux que j'ai aimés. Aux autres aussi. Je crois que par moments je perds la raison. Une chance que j'ai ces quelques livres. De temps à autre, je regarde un film sur mon ordinateur portable. C'est dur de voir le monde tel qu'il était. Sans doute vaut-il mieux que j'arrête. Sur une des Chatham inhabitée, j'ai trouvé des plantes que je ne connaissais pas. Elles étaient en train de s'étioler. J'en ai cueilli de pleines brassées. Ce n'est pas très goûteux mais comestible. Je mange les racines crues et fait des soupes avec les feuilles. Cela me permet d'économiser mes réserves.

 17 avril     Il pleut toujours. Sans interruption. Je suis resté à l'ancre depuis quinze jours. Je ne vois plus aucune braise. La pluie aura au moins servi à ça. J'ai renoncé à allumer mon ordinateur; il n'y aura plus jamais de connexion. Je dors parfois des journées entières et demeure éveillé plusieurs jours de rang. Suis-je en train de devenir fou ? J'hésite à faire route vers la France. Si ma théorie du météorite est la bonne, je crains l'emballement des cœurs nucléaires livrés à eux-mêmes. A quoi suis-je donc utile ? Quel est mon sens ? L'idée m'a déjà effleuré de toiler mon navire au maximum, de le lancer à pleine vitesse et de sauter à l'eau. Aucun requin ne m'en voudrait !

 3 mai   La pluie s'est enfin arrêtée. Il était temps. Je sais presque par cœur "Les Contemplations". Je me parle de plus en plus à voix haute. Et me dispute souvent ! Mes nuits sont peuplées de tels cauchemars que je ne dors plus que le jour. Cela n'y change rien !

 18 mai     C'est ma fête ! Je me la suis souhaitée et me suis offert une double ration de soupe. J'ai en permanence gants et anorak. Ma peau commence sérieusement à se desquamer et je sens mauvais. Vivement que je tombe gravement malade !

 21 mai     Je crois que ces plantes me rendent fou. J'ai enfin levé l'ancre et fait route vers l'Amérique du Sud. J'ai tout mon temps. Personne ne m'attend. Les quelques cloques d'encre sur cette page sont dues à mes larmes. J'envie désormais Le dormeur du val. Qui viendra me faire la peau ?

 3 juin    Je n'y croyais plus ! Ce matin, le soleil est réapparu. Timide, enveloppé dans des voiles de satin. Je me suis fait un jus de racines pour saluer son retour. Il est bien temps salopard !

 13 juin    Je suis déçu. Terriblement. J'ai passé le Cap Horn avec un temps de curé. Du soleil plein les yeux, de grosses vagues molles aux fesses. J'aurais préféré une fin glorieuse. Une fin de marin ! Par je ne sais quel réflexe, j'ai rallumé ma V.H.F. On ne sait jamais, Dieu est peut-être à l'écoute. J'ai deux mots à lui dire !

 14 juin    Extraordinaire ! Inouï ! Fantastique ! Je n'en reviens toujours pas ! Je ne suis pas seul au monde ! Une voix m'a parlé. Elle s'appelle Véra. Elle est russe. Elle n'est pas seule. Igor est avec elle. Nous nous sommes parlés en anglais jusqu'à ce que ma batterie nous lâche. Elle se désespérait de lancer des messages en vain. Je suis regonflé à bloc. En route vers l'Amérique du Nord ! J'ai rebranché mes batteries solaires. Je ne veux plus cesser de parler !

 16 juin   Ahurissant qu'on puisse autant parler ! Véra semble aussi contente que moi. Nous parlons pour nous enivrer de nos paroles, nous prouver que nous sommes vivants. Nous avons tant à dire ! C'est si bon d'entendre une autre voix que la sienne. Igor ne veut pas me parler lui. Il ne veut rien d'ailleurs. Véra est inquiète à son sujet. Il n'est pas son mari. Juste un collègue. Elle a trente-quatre ans. Deux ans de plus que moi.

 20 juin    Je longe les côtes d'Argentine. Presque toutes voiles dehors. Véra m'occupe l'esprit à toute heure du jour et berce celles de mes très courtes nuits. Elle m'a confirmé ce que j'ai vu partout où j'ai débarqué. Un météorite lui semble à elle aussi l'explication la plus rationnelle. Elle est ingénieur en aéronautique; je lui fais confiance. Je parviens désormais à la faire rire. Ce n'est pas facile en anglais ! Je suis fier de moi.

 27 juin     Il m'a fallu des heures pour la consoler. Et encore, je ne suis pas certain d'y être parvenu. Ce matin, elle a trouvé Igor pendu. Avec un faisceau de fils électriques. Pauvre garçon ! Il me tarde de passer dans l'Atlantique Nord. La côte brésilienne semble interminable. La température s'est radoucie. J'ai découvert un plein carton de rations de survie. Avec toutes les racines qu'il me reste je ne me fais aucun souci. Le moral est au beau fixe !

 8 juillet    J'ai fait un drôle de rêve cette nuit. Celui d'un homme et d'une femme… Je n'ai pas osé en parler à Véra. Je préfère que nous fassions mieux connaissance avant.

 12 juillet    Véra prétend que je suis fou. Je compte bien lui prouver le contraire. Nous ne sommes pas survivants tous les deux pour rien. Un homme et une femme qui plus est ! J'ai coupé au travers des Grandes Antilles et laisse les Bahamas derrière moi. Pour me donner du courage je me récite "Les contemplations" à voix haute.

 17 juillet     La Floride est en vue. D'ici quelques heures je toucherai terre. Véra n'y croit pas. Moi si. A cœur vaillant rien d'impossible ! Nous sommes deux ! Et Cap Canaveral à quelques milles. Qui pourrait m'empêcher de la faire redescendre de la station Mir, de son orbite géostationnaire… il n'est que moi au monde !

 

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