LA DERNIERE NUIT - Pierre Aubry
Le crépuscule tombait. Une première étoile apparut dans le ciel d’été au moment où Sharon Mill atteignait le panneau d’entrée de la ville ; « Winfield – Pennsylvanie – 2977 habitants ». Le dernier réverbère dessinait devant elle sur la route assombrie une ombre qui s’allongeait à mesure qu’elle faiblissait. Elle s’engagea sur le sentier de pierres qui menait à sa maison, une haute bâtisse isolée qui se trouvait à un demi‑mile de l’agglomération. Un bruit dans les fourrés la fit sursauter. Elle fut rassurée en voyant sortir d’un buisson Tom, le chat d’Orson, l’étudiant qui travaillait de nuit à la station d’essence située en contrebas de sa maison. Au détour d’un virage, elle aperçut la lumière qui éclairait les fenêtres du salon et se sentit rassérénée. Pressant le pas, elle atteignit bientôt la balustrade de planches, ouvrit la porte avec impatience, et pénétra en hâte dans la pièce illuminée.
Une feuille était posée sur la table de chêne :
« Miss Sharon – j’ai réparé votre chauffe-eau. Tournez fort pour allumer la veilleuse. J’ai laissé la lumière allumée, comme vous me l’avez demandé. La lampe du frigo est grillée, je vous la remplacerai demain. Votre dévoué, Sonny. »
Elle se servit un verre d’eau, fit réchauffer une pizza qu’elle engloutit avec appétit, puis s’allongea sur le canapé après s’être débarrassée de ses chaussures à talons plats. Elle brancha la radio sur une station de musique classique, et laissa divaguer ses pensées.
« Ce brave Sonny, il est bien gentil. Et beau garçon, s’il n’avait pas les cheveux si longs et mal peignés. Dommage qu’il ait de si mauvaises fréquentations ; des hooligans, des filles… faciles. Il s’intéresse à moi, c’est sûr ; mais il risque d’attendre longtemps avant d’obtenir ce qu’il cherche. J’ai déjà réussi à le convaincre d’aller à l’office tous les dimanches, c’est déjà ça ! Même s’il ne le fait que pour moi. »
Sharon Mill, étendue sur la moleskine marron du sofa dans une pose on ne peut moins lascive, les genoux serrés, engoncée dans une longue robe de toile grise, n’aurait éveillé aucun intérêt chez le plus concupiscent des observateurs. Et pourtant… En défaisant son chignon sévère, en déchaussant ses lunettes à monture de fer et aux petits verres ronds, en troquant ses larges oripeaux, ses chaussettes de laine écrue, pour une tenue affriolante, elle n’aurait pas démérité dans un concours de miss.
« Quand viendra-t-il, celui que j’attends ? Bon mari, bon chrétien, droit et juste. Et, si le Seigneur m’interdit de le rencontrer un jour, je resterai vieille fille. Tant pis… ou tant mieux ! »
Depuis la mort de ses parents, survenue cinq ans plus tôt, Sharon vivait seule et recluse, sans télé, et consacrait sa vie à des actions de charité. Dans cette optique, elle avait accepté un travail dans une filiale de l’église luthérienne, dont elle se consolait de l’ennui en considérant sa mission divine.
Soudain, la sonate de Chopin fut interrompue par un grésillement désagréable. Elle se redressa et, au moment où elle s’apprêtait à tourner le bouton de fréquence, entendit une voix qui lui glaça le sang :
« Nous interrompons votre émission pour une information de la plus haute importance. Restez à l’écoute…
- C’est le président qui vous parle (la voix, déformée par l’émotion, était méconnaissable). Chers citoyens, nous vivons en ce moment les heures les plus graves qu’aient connues notre pays… »
Le cœur de Sharon se mit à battre très fort. Elle parcourut les fréquences ; partout le même programme était diffusé.
« … A cette attaque nous avons riposté. Il n’y a aucun doute sur l’identité de l’agresseur. Des centaines de missiles intercontinentaux ont été lancés depuis la Russie occidentale et la Sibérie. L’agression est d’autant plus lâche que, depuis des années, nos ennemis d’aujourd’hui ne cessaient de feindre d’œuvrer avec nous dans la voie du démantèlement de l’arsenal nucléaire. La catastrophe que nous redoutons tous depuis le début de la guerre froide va s’accomplir. Je ne puis que vous exhorter au courage et au pardon. Adieu, et God bless America ! »
Sharon se sentit envahie par une vague de désespoir et de compassion qui firent place à une immense colère. Elle se mit à hurler.
Puis, une fugitive lueur d’espoir illumina son esprit ; et s’il s’agissait d’une erreur ? D’une confusion qui aurait provoqué la diffusion d’un message enregistré à l’avance ?
La voix du président avait laissé la place à celle d’un homme qui se présentait comme le chef d’état major. Il annonçait, d’une voix monocorde et très militaire l’évolution de la situation :
« Une faible partie des missiles a été interceptée par notre défense, mais la quantité est trop grande pour que cette action ait un effet notable. D’après nos estimations, la côte ouest sera atteinte dans deux heures, et la côte est dans une heure quarante. Tout laisse augurer que le pays entier sera rayé de la carte. Plusieurs villes d’Europe, de part et d’autre, ont déjà été détruites : Londres, Paris, Strasbourg, Moscou, Varsovie, Prague… »
Elle se résigna après avoir réfléchi : une erreur ou une supercherie n’aurait pu occuper toutes les fréquences. Il ne pouvait s’agir que d’un plan prévu par le gouvernement pour avertir la population. Et pourquoi au fond ? Il n’y avait rien à faire ! Et les propos tenus, décrivant la situation présente, ne pouvaient être pré-enregistrés.
Elle monta à l’étage, sa radio à la main, éteignit le poste, et pria. Puis elle contempla de la fenêtre le beau ciel nocturne, piqueté d’étoiles. Bientôt, on y verrait apparaître des points lumineux et mobiles : les fusées qui apporteraient la mort depuis l’autre côté de l’océan.
Elle ralluma la radio. La voix continuait d’égrener des nouvelles, qui n’avaient finalement aucune importance :
« … aucun continent n’est épargné. Des puissances dont on ignorait jusqu’alors qu’elles possédaient l’arme atomique, sont entrées dans la guerre par le jeu des alliances. Le Cap, Johannesburg, Lagos, Tel‑Aviv, Damas, Sao Paulo, Buenos Aires, n’existent plus… »
Une immense révolte contre la stupidité humaine s’empara de son esprit. Des images s’imposaient à sa pensée ; la fin de « docteur Strangelove » où fleurissent les champignons atomiques sur fond de musique douce, les atroces vue d’Hiroshima sur la couverture d’un magazine où il était écrit que les puissances nucléaires avaient de quoi faire sauter 50 fois la planète, le long hiver qui succéderait à l’Apocalypse et anéantirait toute trace de vie sur terre… Elle courut vers le buffet du salon où traînait dans la vitrine une bouteille de bourbon qu’elle réservait pour l’occasion improbable d’une visite. Elle la décapsula et but au goulot une grande rasade en faisant la grimace. Sa bouche, enflammée par la brûlure de l’alcool auquel elle n’était pas habituée, s’anesthésiait peu à peu. Elle porta de nouveau la bouteille à ses lèvres. Puis encore…
Soudain, un bruit la fit sursauter. On frappait à la porte d’entrée. Elle courut l’ouvrir. Devant elle se tenait Sonny, la mine défaite.
« Bonsoir Mamzelle, vous savez c’qui s’passe ?
- Oui, entre. »
Elle désigna la bouteille posée sur la table
« Bois, ça te donnera du courage ».
Le garçon, qui affichait d’ordinaire une pose si assurée, proche de l’arrogance, paraissait tellement faible et emprunté, qu’elle en oublia sa propre détresse. Elle était en face d’un être qui concentrait en lui toute la compassion qu’elle ressentait pour l’Humanité entière.
Sonny bredouilla :
« On va mourir, Mamzelle. Comme c’est fini… J’ai quelque chose à vous dire… »
Elle lui arracha la bouteille des mains et, dans un mouvement de folie, déboutonna un à un les boutons de sa chemise.
L’étreinte fut torride et sauvage. Sharon connut des sensations qu’elle n’aurait jamais soupçonnées. Elle voguait dans un espace inconnu qui lui faisait oublier la situation catastrophique. Elle se moquait de la mort, des missiles qui tomberaient bientôt, seulement satisfaite d’avoir connu au moins une fois dans sa vie, cette nuit qui serait la dernière, l’intimité avec un homme. Bizarrement, sous l’effet de l’alcool, de l’émotion, du plaisir, elle s’endormit d’un coup en serrant très fort Sonny dans ses bras.
Un flot de violente lumière pénétra ses yeux à travers ses paupières closes. Elle les ouvrit, éblouie. Le soleil, sortant d’un nuage, entrait par la fenêtre. Elle était seule au milieu des draps froissés. Dehors les oiseaux chantaient. Elle s’assit au bord du lit.
Quand elle eut compris, elle se saisit du transistor et le balança contre le mur où il explosa ; laissant apparaître des épissures de chatterton enserrant les fils électriques.
On était en 1985, l’armée soviétique occupait toujours l’Afghanistan, les relations entre USA et URSS n’étaient pas au beau fixe, après le boycott des jeux olympiques, mais les négociations sur le désarmement étaient en bonne voie. L’hypothèse d’une apocalypse nucléaire semblait s’éloigner.
Orson, après avoir reçu les 1000 dollars qui étaient l’enjeu de son pari, fut pris de remord et quitta Winfield pour New York, où il termina brillamment ses études d’électronique.
Sharon, dévorée de honte, ne sortit pas de sa maison pendant les trois jours qui suivirent. Elle ressentit envers Orson une immense haine qui s’estompa au fil des mois. Elle resta célibataire, mais ne dédaigna pas d’entretenir des relations intimes avec quelques garçons sérieux.
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Bien des années plus tard, un matin de septembre, dans son appartement de Boston, Sharon avalait machinalement ses œufs au bacon, fascinée par les images que diffusait la télévision. On sonna à la porte ; elle ouvrit. Son voisin de pallier, un fringant quinquagénaire qui lui avait réparé son poste la semaine précédente, et qui la courtisait assidûment, se tenait devant le seuil, la mine décomposée. Le visage de Sharon s’éclaira et elle lui lança :
- Ah ! Je vous vois venir vous ! On m’a déjà fait le coup !
Il prit un air ahuri devant cet étrange sourire ; tandis que sur l’écran, derrière elle, la deuxième tour du World Trade Center s’abattait dans une explosion de poussière.