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Nouvelle arrivée en troisième place

EAU KILLER, de Valérie Simon.

 

Vince Romero rentra le gyrophare et, verrouillant sa voiture de fonction, avança tranquillement vers la plage. Une bordure de palmiers oscillait lentement dans le sirocco, le ciel était très bleu, très beau, et le soleil déjà bien chaud. Cannes ressemblait plus que jamais à une carte postale idyllique. Des journalistes l’attendaient.

« C’est un meurtre ou un accident ? » vociférèrent-ils en tendant leurs micros. Il se tourna vers quelques gendarmes qui attendaient à l’ombre des lauriers roses.

« Virez-moi tout ce monde ! »

Sans se soucier des protestations qui fusèrent, Vince avança vers le front de mer. Les scientifiques du laboratoire d’investigations avaient tendu des draps pour soustraire le corps aux yeux des curieux. Vince aperçut une chair blanche recouverte de grosses algues rouges qui dégageaient une odeur épouvantable.

Une femme. Nue.

« Un accident ? »

Sarah Simons, la médecin légiste, était accroupie au-dessus du cadavre. Ses mains palpaient la peau exsangue avec autant de légèreté qu’un papillon. Elle leva les yeux, sourit brièvement au jeune inspecteur.

« Salut, Vince. Elle s’est noyée, c’est sûr, mais le corps a été déposé ici, dans le sable sec, soigneusement enduit de crème solaire et décoré avec ces algues titanophoras arrachées des fonds marins. De loin, on dirait des zébrures de sang. Je pencherai donc pour un meurtre. »

La noyée ressemblait à une caricature macabre de la petite sirène. Vince fureta aux alentours, recueillant quelques témoignages : la jeune femme avait été vue en vie pour la dernière fois la veille au soir, en train de lire dans un transat. Le livre avait été retrouvé intact, en bordure de mer. Le corps reposait à l’extrémité de la plage comme s’il avait été déposé au sec par une marée imaginaire. Il n’avait été ni torturé, ni lesté d’une dalle en béton, ce qui excluait d’office les règlements de compte mafieux.

Vince rentra au commissariat pour attendre le rapport médico-légal. Peut-être s’agissait-il d’un crime sexuel ?

Dans l’après-midi, on l’appela sur une autre affaire : un éleveur de poulets avait été découvert noyé dans le ruisseau qui traversait ses champs. Il déversait à cet endroit les déjections de ses volailles qui, sous l’effet de l’humidité et de la chaleur, se transformaient en un marécage nauséabond. L’homme avait chuté dans un trou peu profond et des lentilles d’eau s’étaient introduites dans ses orifices respiratoires jusqu’à ce qu’il en meure.

« Accident ou meurtre ? » questionna Vince, et la jolie médecin légiste haussa les épaules avec perplexité :

« Je pencherai pour un accident. Il n’y a aucune trace de violence autre que la noyade… 

- Comment peut-on se noyer dans un aussi petit ruisseau ? 

- Sans doute un malaise. L’autopsie nous le révèlera. »

Elle referma sa sacoche et partit sous le soleil de plomb sans que Vince ne trouve le courage de l’inviter à dîner. Il s’apprêtait à rentrer chez lui lorsque son bip lui signala un troisième accident : un yacht avait subi un inexplicable assaut de vagues et tous les passagers avaient été jetés par-dessus bord. L’évènement s’était déroulé à quelques encablures du port, dans cette heure un peu sombre qui précède la nuit, devant de nombreux témoins. Les garde-côtes ratissaient encore la mer à la recherche de corps.

Vince gagna les lieux du drame sous un ciel noir zébré de rouge. Vers l’horizon, là où le soleil venait de disparaître, des nuées s’attardaient en colorant d’hémoglobine un ciel torturé. Un reste de lumière y prenait des clartés de plomb fondu. Le jeune inspecteur de police frissonna.

« C’est dingue… » commenta le capitaine des garde-côtes. « Il n’y a aucun survivant. 

- Que s’est-il passé ? »

Le garde-côte eut au fond des yeux une lueur presque craintive.

« Me croirez-vous ? »

Apparemment, le yacht avait été victime d’une micro-tempête particulièrement dévastatrice : en l’espace de quelques minutes, la mer s’était mise à bouillonner, des vagues monstrueuses s’étaient levées, et le bateau avait été submergé. Les passagers, visiblement éméchés, étaient tous tombés à l’eau pour s’y noyer.

« La côte n’est qu’à cent mètres !

- Les témoins disent que la mer les retenait. »

Vince regarda le garde-côte avec incrédulité.

« Vous ne croyez tout de même pas ces fadaises de marin superstitieux !

- J’ai trente personnes qui racontent la même chose. »

Vince se tourna vers la mer et observa le miroir étale sur lequel se reflétaient les premières étoiles.

« La mer n’est jamais innocente… » ajouta le garde-côte.

Vince frissonna.

La journée suivante ne fut guère plus calme : un pépiniériste avait été contraint d’avaler un tuyau d’arrosage par lequel on avait fait couler de l’eau jusqu’à ce qu’il meure, puis le patron d’une usine de recyclage s’était noyé dans un étang en tombant d’une barque. Il avait coulé à pic, les tiges des nénuphars l’avaient maintenu au fond et une anguille lui avait gobé l’œil. Ensuite, le directeur d’une société d’assainissement des eaux usées s’était encastré avec sa Ferrari contre une falaise fragilisée par des pluies localisées. Une énorme masse de gravats s’est écoulée sur la voiture, écrasant les tôles, bouchant toutes les aérations, et l’homme était mort asphyxié.

La liste ne s’arrêtait plus... A midi, Vince s’installa sur un banc public pour avaler un sandwich. Des étudiants discutaient à proximité :

« Vous avez vu les infos ?

- C’est dingue, cette vague de noyades !

- S’agit-il vraiment de coïncidences ? Vous avez vu le ciel ? »

Le ciel était rouge comme un coucher de soleil.

Vince retourna au bureau, appela la jeune médecin légiste.

« Sarah, croyez-vous à un tueur en série ? »

Il attendait une moquerie, il reçut en échange un silence éloquent.

« Si vous pensez que l’eau est le tueur alors, oui, ce sont des meurtres en série. »

Vince ne la connaissait pas suffisamment pour savoir si elle plaisantait. Il insista :

« Un tueur qui utiliserait de l’eau ? 

- Il n’y a aucune main humaine derrière ces morts à répétition. D’ailleurs, si j’étais vous, j’éviterai de m’approcher de l’eau dans les prochains temps ! »

Son rire coulait comme une source claire. Mis en confiance, Vince trouva le courage de l’inviter à dîner le soir même. A sa grande surprise, elle accepta d’emblée.

« Nous pourrions aller à la paillote de la plage… » suggéra-t-il en imaginant qu’une ambiance romantique comblerait la jeune femme.

« Je préfèrerai dans l’arrière-pays. Vraiment, pour moi, la plage ressemble à une morgue. Vous ne pouvez imaginer le nombre de corps que j’ai dû examiner sur ces quelques mètres carrés de sable blanc. Alors, si je pouvais tout oublier le temps d’une agréable soirée. »

Il promit, charmé d’être considéré comme un potentiel de soirée agréable.

L’après-midi fut ponctuée par d’autres accidents ; les dépêches tombaient, les morts s’accumulaient. Un émir arabe se noya dans sa piscine, le chèche aspiré par le filtre. Une famille pique-niquant au bord d’une rivière périt noyée dans une crue inattendue et éphémère. A partir de 17 heures, un flash d’infos passa en boucle lorsque le Génésis, énorme paquebot de plaisance, s’échoua inexplicablement sur un récif qui bordait l’île d’If et coula par trois cents mètres de fond avec les deux tiers de ses passagers bloqués dans leurs cabines.

 « Que se passe-t-il ? Le monde est-il devenu fou ? » s’insurgea le commissaire en tendant une main nerveuse vers la télévision qui, allumée en permanence dans son bureau, n’offrait que des news alarmistes. « Avez-vous vu les informations ? C’est à rien n’y comprendre… Et ce ciel ! On dirait du sang… »

Fasciné par l’écran, Vince voyait des moussons hors saison succéder à des tsunamis, des tornades rivaliser avec des crues de rivières colossales. En Egypte, le barrage d’Assouan avait cédé, dévastant les rives surpeuplées du Nil. Aux Pays-Bas, les digues qui faisaient la fierté de ce plat pays avaient rompu et de nombreuses villes étaient submergées tandis que le reste du pays, privé d’électricité, proclamait l’état d’urgence. En Russie, des incendies gigantesques émergeaient de la tourbe des forêts où ils couvaient, attisés par la sécheresse. Une vague de trente mètres avait ravagé la côte est des Etats-Unis. Sans parler des coulées de boue, des débordements du moindre ruisseau, des inondations au Bengladesh et des îles polynésiennes rayées de la carte par une soudaine montée du Pacifique.

L’humanité se noyait.

Vince regarda dehors. La nuit arrivait. Le ciel était lourd, plombé d’orages. Au-dessus des Alpilles, des éclairs monstrueux couronnaient la garrigue en colorant les nuages de lueurs sanglantes. Ces catastrophes n’étaient pas du ressort de la police criminelle, le commissaire parlait pour ne rien dire, Vince partit sous une pluie diluvienne. Il remonta le col de sa chemise, se réfugia dans sa voiture. Les rues devenaient des torrents ; il partit chercher Sarah en ne voyant pas à dix mètres. La nuit s’était effondrée sur Cannes, comme une tâche d’encre tombée des cieux. « La mort est sur nous ! » hurlait un prédicateur accroché à un lampadaire éteint.

Sarah l’attendait sous le porche de son immeuble, réfugiée dans un ciré jaune qui la faisait ressembler à un pêcheur breton.

« Les fusibles ont sauté, il n’y a plus de sonnette, » dit-elle en s’engouffrant avec hâte dans la voiture.

« Sarah, nous devrions monter dans les collines. Je crois que quelque chose de terrible est en train de se préparer. »

Elle observa son profil se découper comme une tâche claire sur la nuit de la vitre.

« L’eau ? » souffla-t-elle en se perdant dans le va-et-vient hypnotique des essuie-glaces.

Il sortit de la ville. La voiture semblait lutter contre un monde apocalyptique, les routes étaient des torrents, le paysage sans électricité ressemblait à un gouffre dénué de sortie où tout se serait mis à couler.

« Ne regarde pas derrière toi, » dit-il en s’accrochant au volant. Sarah se tassa dans son siège.

« La mer est en train de sortir de son lit. »

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