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TAS D'ÂMES, Grand Prix du Salon du Livre des Pays de l'Ain

 

 

Ahh bviblidlupuludlupuu rhoonn pshhhiii burblurup. Ouin ouiiinn ouiiiiiiiiiiiinnnnn ! Blurp.

Laura, 6 mois, blurp.

 

Yaaaaaaaaaaouhhhhh ! Dis M‘man j’peux aller devant ? Pfffff...

Maiiis, j’suis trop serréeeeee... La ceinture elle me serre trop !

C'est long Papa... On arrive bientôt ? On peut mettre la chanson de Henri Dès ? La 3, la 3 ! Ouiii ! Encore la 3, la 3 ! Maiiis allez encore la 3 ! Une dernière fois ? Si-teu-plé...

Maman, j'ai mal au bidon. Oui, je regarde la route mais j’ai mal au… Bluuuuuurp...

Papa on peut avoir un chewing-gum ? Ouiii ! Rholala ça colle… La ceinture elle est toute collée…! J’peux en avoir un autre ?

Plus vite Papa, plus vite Papa ! Ouiiiiiiiiihihihi !

Laura, 4 ans et demi, ceinture bouclée, parée pour l’aventure.

 

Je suis sûre que c’est un pari. Il a 18 ans, il est beau. Je suis en fin de seconde, mal dans ma peau. Quand une amie m’a dit que je lui plaisais, cela m‘a tout de suite semblé louche. Par son intermédiaire, nous avions fixé un rendez-vous dans un des recoins du lycée. Nous avions échangé trois banalités avant qu’il me demande de ‘sortir avec lui’. J’étais si tétanisée que j’avais dû faire un vague oui de la tête. Depuis, j’attends le jour où il reconnaitra que c’était bel et bien un pari...

Il me plait... J’ai du mal à y croire. Je nous vois déjà, main dans la main sur la banquette arrière de Papa, si fier de conduire sa fille chérie devant le maire... Je sais, je m’emballe… En attendant c’est dans la sienne que nous apprenons à nous connaître, c’est le seul endroit où nous pouvons être un peu tranquilles. C‘est un vieux tacot offert par ses parents à sa majorité. Le confort y est spartiate, ca sent le vieux chien mouillé et il manque un brin de chauffage, mais il fait de son mieux pour que je m’y sente à l’aise. On y passe du temps sur cette banquette, à se raconter nos journées et nos vies, à rêver nos projets, nos envies. Parfois on part se perdre dans les collines alentours. Le front collé contre la vitre, un vent de liberté souffle sur mon visage.

Je me sens vivre. Je me sens pousser des ailes.

Laura, 16 ans, passe la première.

 

Putain de bagnole de merde ! Je la hais ! Je la hais de tout mon être et de tout mon corps ! Encore une clio. Je déteste les clios ! Surtout la sienne. Une rouge. Rouillée et cabossée devant. Celle de mon ex. Camille. Kams. Ca fait cool Kams. Et bien non. Pas cool Kams. Il m'a larguée. De bonnes raisons ? Non, forcément.

Et depuis, comme c'est étonnant, les clios rouges ont envahi mon champ de vision. Mon espace vital est pollué par des clios rouges ! Partout, tout le temps. Elles me narguent et se faufilent au milieu du trafic pour mieux me rendre dingue… J’avais cru le voir tout à l’heure. Je l’avais pris en chasse. Il fallait que je sache et que je débusque la blondasse qui penchait la tête en le regardant. Il roulait vite le bougre. Il cherchait à me semer. Il avait fallu que j'use de ma plus grande dextérité pour ne pas le perdre de vue. Et pour ne pas m'encastrer dans un poteau, aussi... Mon sac à main en avait fait les frais. Monnaie, stylos et papiers variés étaient désormais éparpillés aux pieds de ma place passager… Mon bordel, étalé au vu et au su de tous. Bordel dans ma caisse. Bordel dans ma tête.

Au détour d’un rond-point, j’avais profité d’un conducteur un peu rêveur pour déboiter et me glisser à ses côtés. Coup d’œil furtif... Tout ça pour ça... La blondasse s'était révélée vieux pépé à bedaine... Cheveux hirsutes et défraichis flottants au gré du vent. Le soleil probablement, qui me l'avait métamorphosé en jolie blonde désagréable.

J'en deviens folle... Quels que soient les stratagèmes pour le surprendre en pleine action, je réalise que mon problème, c’est que ce n’est jamais lui qui est dedans. Je tourne en rond. A l'affut du moindre signe. Signe du destin qui lui ferait entendre cette évidence : "Quel hasard de la croiser à ce carrefour! Ce doit être elle la femme de ma vie !". Ouiii !!! Mais oui Camille, Kams, mon doudou, mon amour ! C'est moi la femme de ta vie !!! Ouvre les yeux !...

C'est grand par ici... Trop de rues, trop de croisements, trop de bagnoles et de clios. Il en met du temps le destin pour se manifester. Perdu comme moi dans cette partie de cache-cache… J’ai beau savoir que je vais encore être la perdante, je cherche encore un peu la tonche, la petite trace insignifiante.

Laura, 22 ans trois quart, dans le mur.

 

Comment font-ils les vrais “djeuns” pour dormir dans leur bagnole ? Faut être taré… J’ai mal. Partout... Quelle soirée ! On a ri, on a dansé, chanté, beuglé, on a pataugé dans la boue, mangé des frites et bu des bières le poing en l’air. Stéphane et moi. Simple, drôle, sportif, brillant, râleur. Rencontré lors d’une de ces soirées étudiantes que je dénigrais tant. Rencontre somme toute assez banale. Devenue aujourd’hui une évidence. Alors on avance. Marchés, festivals, soirées, vacances ensemble. Vadrouilles à pied, à vélo, en auto. Des affaires chez l’un, des fringues chez l’autre. Parfois même des repas chez les beaux-parents. C’est du sérieux ! Le mariage ? Papa sera déçu, mais non. L’un comme l’autre n’en avons pas envie. Nos expériences précédentes peut-être nous ont fait devenir prudents, on ne veut pas se promettre l’éternité. Des enfants ? Il en parle déjà. Il a la fibre. Moi pas, mais ça viendra. Je le freine un peu. Je ne suis pas encore prête à changer de vie. Je voudrais profiter de lui. De nous. Et là tout de suite, de ce levé de soleil magnifique et de cette douceur qui nous enveloppe. Calée dans mon siège, blottie contre lui, le pommeau de vitesse au creux des côtes et le corps endolori, je savoure ma gueule de bois et la vie... Sereine.

Laura, 27 ans, pilotage automatique.

 

Allez hop, on grimpe ! Et ne mettez pas vos pieds crasseux sur les sièges !

Les trajets se suivent et se ressemblent. Emmener la petite à la crèche, la grande à l’école, enlever les sièges auto, récupérer ma joyeuse bande de co-voitureurs, rire dans les embouteillages, bosser, courir pour garder la forme, refaire le chemin inverse, être à l’heure à la garderie... La vie file. Reste ensuite deux petites heures pour profiter de mes deux amours. Une heure trente de lui. Après, je m’écroule… On se perd un peu.Il nous reste les weekends pour essayer de retrouver la magie de nos escapades. Et puis les vacances pour souffler, un peu.

Mais d’abord, ne rien oublier. Trouver de quoi les occuper pendant le trajet. Penser aux doudous, ajuster les sièges, prévoir leurs CDs préférés, des cochonneries à grignoter, de l’eau pour passer le goût des précédentes, des jeux pour les amuser et désormais (on se modernise) une tablette pour apaiser un peu l’atmosphère quand cela devient critique.

Chéri, quand est ce qu’on arrive ?...

Maman… Mon doudou, il est tombé...

Laura, 35 ans, chassé-croisé.

 

C’était hier, dans les bouchons. J’étais seule, écoutant la radio d'une oreille distraite. Et puis j'ai vu ce gars dans mon rétroviseur. Il souriait tout en téléphonant. Je le regardais par intermittence au début, je sais quand même me tenir ! Mais au final, je crois que j'ai passé tout mon temps dans ce bouchon à le mater. Pas besoin de chercher d'autre terme ni de tourner autour du pot ! Je croisais les doigts pour que personne ne s'insère entre nous. J'espérais secrètement qu'il s’aperçoive de quelque chose. Je délirais même, imaginant qu'il aurait pu me remarquer, me serrer de près pour ne pas laisser d'autres voitures nous séparer, me faire signe, et qui sait… Mais non. Rien. Trop concentré sur son téléphone. Un vrai danger public ce garçon !

Le bouchon a commencé à se dissiper. Lui a mis un peu de temps à le réaliser, laissant un trou béant entre nos deux voitures. Naturellement, une autre s'est engouffrée dans la brèche, nous distançant peu à peu l'un de l'autre. Puis, je me suis rangée sur la voie de droite juste avant ma sortie, espérant l'apercevoir une dernière fois quand il me dépasserait. Ce qu’il fît. Je n'ai pas vraiment eu le temps de le voir. Mais ce que je n'avais pas vu jusqu'ici, c’était le nom de son entreprise accolé sur les portières de sa voiture. Je le mémorisais… Sans trop savoir pourquoi...

Arrivée au boulot, j'ai cherché sa trace sur le web. Juste comme ça... Quelques clics. Un site professionnel, une photo... C’est lui ! Et maintenant ? J'ai envie de lui écrire... Pas grand-chose. Juste un petit clin d’œil. Ce serait tellement dommage qu'il ne sache pas de quelle façon il a sublimé ce moment, même si c'est sans le vouloir. Et puis j'aime cette idée de surprendre et de me transformer en une petite dose de bonheur passagère. Je veux tout dire, je veux tout vivre.

Je prépare un message, concis, efficace. Léger. Et lui envoies. Je n'attends rien. Enfin je crois. C’est long. Il me répond. Je souris bêtement face à mon écran... Il dit qu'il est surpris. Qu'il trouve ma démarche amusante, et mon email courageux. M'explique qu'il est en couple. Mais me propose d’aller boire un verre, parce qu'il a aimé mon accroche...

Laura, 37 ans, “faites demi-tour dès que possible”.

 

Je suis en avance. C’est décidément récurrent. Le stress, l’excitation font de moi la pire des ponctuelles. A chacun de mes rendez-vous, je me retrouve à poireauter quinze minutes dans ma bagnole. Quinze longues minutes pendant lesquelles je pense dans tous les sens, et m’observe sous tous les angles pour être sûre de ne pas le décevoir. De lui plaire...

Lui c’est un autre. Lui c’est une aventure. Lui n’a pas nécessairement d’identité fixe. C’est un intermittent du spectacle de l’amour. De la passion.

L’Amour, le vrai, le profond, je le réserve à mon Stef. Notre projet de vie a évolué avec nous, avec nos envies et nos manques. Il est différent de notre projet initial, nous avons dû le renégocier à plusieurs reprises, parfois même dans la douleur, mais il a le mérite de continuer d’exister ! Il nous manquait simplement ces petites choses qui rendent déraisonnable... La passion, dévorante. Les envies, folles. Le désir, ardent. La folie, douce.

Lui comble ces manques. C’est une porte ouverte sur un autre monde, une autre moi. A 43 ans, pourquoi me priver des plaisirs de la vie et pourquoi m’interdirai-je de vivre encore de belles émotions ? Oui je ne me reconnais plus... Mais je vis. Pleinement. Et sans regrets.

Drôle de parcours... Il est loin le temps où je rêvais d’éternité. Où je croyais mon avenir tout tracé et la route balisée.

Et me voilà à l’attendre une fois de plus. Prête à tout. Pour lui. Pour moi.

Laura, 44 ans, à contresens.

 

Voici le petit dernier de la famille : le combi de nos rêves ! Et orange s’il vous plait ! C’était un vieux fantasme commun. On avait songé il y a fort longtemps à prendre une année sabbatique pour partir découvrir le monde avec les filles. Mais le travail, les contraintes et de mauvaises excuses nous avaient fait abandonner cette idée.

Désormais retraités, nous avons franchi le pas ! Et puis nous retrouver en tête à tête à la maison aurait été du suicide... De quoi devenir trop vite vieux et grincheux ! L’idée a ressurgi lors d’un dîner surprise que les filles avaient organisé pour fêter nos retraites respectives. Un dîner comme on les aime, savoureux et joyeux. Elles nous avaient offert des bricoles amusantes pour se moquer de nos nouveaux statuts. Des charentaises et un sécateur pour leur papa, du tricot et des mots croisés pour moi ! Et puis... une réservation... dans un petit gite... pour l’année suivante... en Nouvelle-Zélande. Nos yeux écarquillés les avaient fait éclater de rire. Elles nous avaient mis au pied du mur : les billets d’avion sont trop chers, débrouillez-vous pour y être dans un an ! Quel cadeau elles nous avaient fait là. Il nous a suffit d’un regard pour nous comprendre et leur signifier que puisque c’était comme ça, on allait peut-être partir avec un peu d’avance...

Une nouvelle vie s’offre à nous. Faite de rencontres, d’échanges, d’émerveillements et de plaisirs simples. On se redécouvre. On se retrouve.

Laura, 64 ans, itinéraire bis.

 

Comment ai-je pu passer autant de temps assise dans un truc aussi inconfortable ? Ça devient laborieux. Cinq minutes bien tassées rien que pour m’y installer. Dix pour m’y sentir à mon aise. Ceinture correctement bouclée. Rétroviseurs ajustés. Sac à main calé sous les jambes pour ne pas me le faire chiper… Inconfortable mais jouissif. Moi qui ai tant couru durant mes belles années, marcher est devenu aujourd’hui laborieux. Alors ce dernier moyen de liberté m’est précieux. Malgré les douleurs, malgré les problèmes et les pannes dont je ne sais et ne veux m‘occuper.

Mes filles voudraient me voir arrêter. Trop dangereuse à leurs yeux! Pourtant je suis prudente. Trop… Je roule trop doucement me disent t’elles ! Elles me proposent un de ces scooters électrique pour personnes âgées. Pour mon bien, je n’en doute pas... “Idéal pour les utilisateurs désireux d’un mode de vie totalement indépendant ! A vous les belles balades sans effort et en toute sécurité !” Mon cul oui !!! Plutôt crever que de déambuler dans un engin pareil, filet de bave au coin des lèvres !

Un jour j’irai me jeter d’une falaise avec mon bolide et mon Stef à mes côtés. Comme dans les bons films d’auteur. Partir avant qu’il ne soit trop tard.

Partir avec mes souvenirs. Avec mes charrettes, mes caisses, mes tires, mes chignoles, mes bagnoles, boîtes à bordel et autres tacots. Usés et abîmés. Comme moi…

Par moi... Par la vie... Et quelle vie.

Laura, 83 ans, en vue, l’horizon.

 

Spacieux ce corbillard...

Laura, 87 ans, point mort.

 

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