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LE GRAND PRIX 2013 DU SALON DU LIVRE

 

LE JEU DU 13OR

de madame Pascale MAUVAIS


La Plaine Saint Denis, vendredi 13 septembre 2013. Françoise Triboulet arriva vers dix neuf heures aux studios de TF1. Une hôtesse alerte et courtoise la guida dans un dédale de couloirs jusqu’à la porte d’une loge où l’attendaient un coiffeur aux cheveux longs et une maquilleuse, image parfaite de la bimbo.  Le quatuor des mains expertes, virevoltant autour de sa tête, mit en valeur en moins d’une demi-heure ce qu’elle était déjà, une très jolie femme. Ils la complimentèrent sur son tailleur chic et choc et lui demandèrent de patienter un petit quart d’heure dans sa loge.

Seule en face de son miroir, Françoise fut aussitôt happée par une bouffée de stress. Elle respira profondément en essayant de se détendre. Pas le moment de flancher. Elle avait franchi haut la main toutes les sélections et se retrouvait en finale pour le « Jeu du 13OR ». Des treize candidats de départ, tous nés un vendredi treize, ne restaient plus en lice que Jules Rivaud et elle. Jusqu’à présent, la jeune femme l’avait jugé comme un partenaire stimulant, capable de répondre vite et sans faute aux questions de Jean Pierre Foucault, mais aujourd’hui, il devenait son dangereux rival.

L’épreuve finale n’avait plus rien à voir avec les premiers tests de sélection. Les connaissances en culture générale ou en lien avec le chiffre treize ne seraient plus de grande utilité. Les questions viseraient la personnalité et le vécu des finalistes. L’émission remportait déjà un franc succès, mais cherchant à faire exploser l’audimat, Jean Pierre Foucault avait proposé que les téléspectateurs aient seuls le droit de vote pour la grande finale. Le public choisirait le gagnant en fonction de son ressenti personnel et de ses affinités. Les deux concurrents étant à l’opposé l’un de l’autre, la soirée s’annonçait pimentée.

Françoise, selon un terme à la mode, s’était elle-même décrite dans les émissions précédentes comme quelqu’un de normal. Mais un normal agrémenté de signes positifs. Le chiffre treize ne l’avait jamais  desservie: un beau mariage avec un chirurgien esthétique, trois charmants bambins, des parents et beaux-parents adorables et très présents pour les petits. Ils seraient tous là ce soir, venus en force pour l’applaudir et l’encourager. Ainsi que de nombreux amis de la candidate.  Elle vivait dans le XIIIème arrondissement et tenait une boutique de fleurs, située près du quartier chinois. La mère de famille ne travaillait pas les week-ends, ni le mercredi, se reposant en toute confiance sur les deux salariés que son chiffre d’affaires florissant lui avait permis d’embaucher. A trente et un ans, la fleuriste semblait comblée. Elle n’avait jamais été superstitieuse et s’était inscrite au jeu par pur divertissement.

Jules avait vingt ans de plus. Père de quatre enfants, divorcé deux fois, il avait subi un licenciement économique en janvier dernier. Pôle Emploi lui versait généreusement de quoi payer les pensions alimentaires de ses ex-épouses, mais son statut de chômeur l’insupportait au plus haut point. Ses recherches actives d’un nouveau poste de Directeur Financier en région parisienne n’avaient pour l’instant rien donné. Il se sentait en situation d’échec et en marge de la société. Il avait pris dix bons kilos en quelques mois, avait arrêté le sport, s’était remis à fumer et jetait beaucoup de cadavres de bouteilles, toutes les semaines, dans les containers, à l’angle de sa rue du XVIème arrondissement. Malgré tout, c’était un fort bel homme, au charisme indéniable. Ce soir, il était venu pour gagner. Jules les voulait, ces treize millions. Ses projets  étaient basés sur des besoins clairement identifiés: réussite sociale, exotisme et volupté. Il allait partir aux Iles Caïmans, y développer son propre cabinet d’Audit Financier et trouver une compagne tendre et sensuelle, accessoirement désintéressée par son statut de millionnaire. Contrairement à Françoise, il était superstitieux et s’était inscrit au jeu du 13OR pour conjurer la malchance qu’il  associait au chiffre treize.

Françoise et Jules se retrouvèrent sur le plateau de télévision et se firent gauchement la bise. Les fameux pupitres de jeux équipés de buzzers avaient été remplacés par deux fauteuils rouges, face aux caméras. Les deux candidats  s’assirent en chantonnant la fin du générique, désormais célèbre : « … et 10 et 11 et 12 et 13, 13, 13! Que ce chiffre nous comble d’aise ! On est chaud comme la braise ! On est fort comme des balaises !  Que le meilleur gagne, ne vous déplaise ! »

Jean Pierre Foucault fit son apparition, grand sourire et voix de velours:

- Bonjour ma chère Françoise, bonjour mon cher Jules, vous avez brillamment remporté toutes les épreuves précédentes. Vous méritez d’être là aujourd’hui et nous allons passer une soirée formidable ! Je rappelle que l’un de vous deux va repartir avec un chèque de treize millions d’euros. Vous allez maintenant découvrir, avec nos téléspectateurs, les règles de la finale du grand « Jeu du 13OR »:

Les trois premières épreuves comprendront chacune quatre questions, sur un même sujet, et pour lesquelles vous n’aurez que treize secondes pour répondre. Je répète : trois thèmes, quatre réponses à fournir en moins de treize secondes à chaque série, soit un total de douze questions. Suivra ensuite la treizième et dernière, un peu plus ardue, si bien que nous rallongerons votre temps de réponse à une minute treize. Soyez francs et spontanés !  Quant à vous, cher public, vous disposerez donc de quatre moments de vote pendant lesquels vous désignerez par SMS votre candidat favori. Tapez  un pour Françoise ; tapez deux pour Jules.

Françoise et Jules, êtes-vous prêts ? Très bien, concentrez-vous, voici les quatre premières questions :

Vous décidez d’acquérir un animal de compagnie original, encore désigné sous l’acronyme NAC,  pour Nouveaux Animaux de Compagnie :

ü     Lequel ?

ü     Pourquoi ?

ü     Son nom ?

ü     Trouvez un lien entre le chiffre 13 et votre NAC

Les réponses écrites par les candidats furent ramassées à la sonnerie du bip des treize secondes.

Françoise : l’écureuil de Corée / par rapport au film « L’âge de glace » / Nutella / peut avoir 13 petits par an en deux portées.

Jules : l’écureuil de Corée / par rapport à la Caisse d’Epargne / Carat / espérance de vie de 6 à 13 ans.

-C’est vraiment incroyable, surprenant ! Vous avez choisi l’écureuil de Corée tous les deux, quel hasard ! Les téléspectateurs ont encore quelques minutes pour faire leur choix pendant la pause publicitaire.

 L’animateur quitta le plateau en demandant à son équipe de régisseurs de surveiller les concurrents, interdiction formelle de communiquer entre eux, sous peine d’être disqualifiés. Il but une grande rasade de Vittel fraise, relut ses fiches et revint tout sourire sous les caméras.

Voici maintenant les quatre questions suivantes, un peu plus existentielles :

ü     Quel livre a profondément marqué votre jeunesse ?

ü      Pourquoi ?

ü     Décrivez un évènement lié à cette lecture

ü     Citez une de vos expressions favorites d’un personnage célèbre

 

Françoise : le Petit Prince / une leçon de vie poétique et philosophique / j’ai bricolé pendant deux mois une sorte de fusée qui s’est désintégrée à l’allumage et m’a valu une semaine d’hospitalisation pour brûlures graves aux mains / Victor Hugo : « Rêver, c'est le bonheur; attendre, c'est la vie. ». 

Jules : Cinq semaines en ballon / la découverte du continent africain / j’ai bricolé pendant deux mois une sorte de montgolfière qui a explosé à l’allumage et m’a valu une semaine d’hospitalisation pour brûlures graves aux mains / Coluche : « Ce n’est pas le tout d’avoir des bagages ; encore faut-il savoir où les poser ».

L’animateur resta sans voix ; il ne croyait pas aux coïncidences répétées. Les choses ne se déroulaient pas comme prévu. On allait l’accuser de tricherie. Il essaya de masquer son malaise et s’exclama :

-C’est encore plus incroyable, renversant, on s’approche du paranormal! Je rappelle aux téléspectateurs que les deux candidats ne se connaissent pas en dehors de l’émission et ne se sont pas concertés bien évidemment ! Vous ne semblez pas étonnés plus que ça, Françoise et Jules, mais les standardistes nous signalent que de nombreuses personnes ont voté en rajoutant un point d’interrogation derrière leur choix. Moi-même, je suis sidéré ! Voyons la suite qui, je l’espère, va mieux différencier nos candidats:

ü     Quelle destination touristique vous fait le plus rêver ?

ü     Pourquoi ?

ü     Quel objet indispensable emmèneriez-vous dans votre valise ?

ü     Quel est votre cocktail préféré ?

Françoise : les Caraïbes / pour sa population multiculturelle et festive / mon lecteur MP3/ le Polar Blue Lagoon.

Jules : les Caraïbes / pour ses plages et sa nature paradisiaque / mon lecteur de livres numériques / le 13 Tones Bell.

De toute sa carrière, jamais Jean Pierre ne s’était senti aussi déstabilisé sur un plateau. La sueur suintait sous ses aisselles, signe d’extrême nervosité. Il ne pensa pas à demander à Jules la recette de son cocktail, ni l’origine du nom, très à propos dans le jeu. Cherchant vainement à ne pas répéter incroyable, il ne réussit qu’à bredouiller un pathétique :

-Je n’arrive pas à le croire…Encore une réponse commune ! Comment ne pas associer le chiffre treize à la sorcellerie ! Nos candidats seraient-ils habités par un même esprit ?! Je me permets un petit jeu de mots de circonstance : « treize étrange », n’est-ce-pas ?

Bon, rien n’est joué pour l’instant, il reste la dernière question pour vous départager. La voici, écoutez bien : Vous avez une minute treize pour écrire un triskaidécasyllabe - c'est-à-dire un vers de 13 syllabes - sur le thème de la chance, telle que vous la ressentez en ce moment même. Une petite indication pour vous aider : pensez à utiliser des mots avec des e muets si besoin:

Françoise : La / chan(ce) / est / un / bou /quet / de / ro(ses) / aux / é /pin(es) / cru / el(les)

Jules : La / chan(ce) / est / une / vo / lu / pté / i /né / di(te) / qui / j’ail / lit !

Après consultation de Maître Nadjar, huissier de justice, Jean-Pierre Foucault annonça des scores finaux parfaitement identiques et les deux gagnants ex-aequo empochèrent chacun six millions et demi d’euros. L’émission fit parler d’elle bien au-delà des espérances du célèbre animateur. Critiqué et accusé par les médias de tromperies et manipulations, il fut mis au placard pour treize mois, le temps de réfléchir à treize fois avant de proposer une nouvelle émission originale.

Françoise s’envola le soir même vers les Iles Caïmans. A treize ans à l’envers, lassée d’un  bonheur trop plat et trop sage, elle allait chambarder son quotidien. Sur le siège voisin, Jules lisait paisiblement le menu de la classe affaires, hésitant entre le homard sauce champagne ou le tournedos Rossini à la truffe.

Le Boeing 713 d’Air Caraïbes s’abîma en mer à une centaine de milles des côtes antillaises. Seuls quelques passagers de la rangée 13 survécurent miraculeusement au crash.

 

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