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PRIX DU CHATEAU DE SALVERT (deuxième prix)

MONODIE EN NOIR ET BLANC, de M. ERIC GOHIER

 

Eva se massa le visage afin de soulager les cernes qui vieillissaient ses yeux, Elle se plongea ensuite dans l'examen sans concession du journal. Chaque matin, comme tous les rédacteurs adjoints, elle prenait plaisir à ausculter de manière avide le bébé accouché dans la nuit.

Le jour se levait enfin, timide, lorsque Eva replia le journal. Insatisfaite. Son esprit demeurait accaparé. Un détail la gênait, perturbait son bien-être intellectuel. Ce qui la troublait avant tout c'est qu'elle ignorait la teneur de ce détail. Elle avait pleine conscience qu'au sein des pages quelque chose l'avait heurtée, choquée, troublée. Au point de se sentir mal à l'aise. Mais quoi ?

Elle ne disposait plus que d'un quart d'heure avant la séance de débriefing post-rédactionnel. Sans chercher à réprimer un soupir agacé, Eva reprit sa position initiale. Puis tira le quotidien à elle et se replongea dans l'examen des pages. Une à une. Elle découvrit enfin ce qui l'avait tant troublée. Ce détail pour le moins bouleversant se révélait sur une photo illustrant un fait divers survenu la veille : la dramatique sortie de route d'un autocar en Italie. Près d'une quarantaine de morts.

Eva devint blême. S'interrogea sur sa santé mentale. C'était pure folie ! Tutoyait-elle la démence… ou avait-elle raison ? Si tel était le cas, on frisait l'irrationnel… la quatrième dimension.

 

Une heure plus tard, Eva sortit de la salle de rédaction. Elle appela l'ascenseur. Le bon sens aurait voulu qu'elle regagne son appartement, histoire de récupérer le sommeil que lui dérobait son travail nuit après nuit. Son index hésita un instant sur la rangée de boutons. Elle appuya enfin sur celui marqué —2. Cette pensée parasite lui perturbait trop l'esprit.

 

Malgré la fatigue, Eva n'en continuait pas moins de feuilleter les archives du journal. Elle avait déjà parcouru deux années à rebours. Seules les photos et les dates l'intéressaient. Cela allait vite  mais revêtait le caractère troublant de ce que l'on espère erroné mais qui, hélas, se révèle vrai peu à peu. Elle avait déjà imprimé sept articles encadrant une photo où ce qu'elle subodorait apparaissait, indiscutable. Quelque chose de terrible. D'incroyable. D'irrationnel. Au-delà de toute logique !

Un quart d'heure plus tard, elle abandonna après une huitième preuve. Il en restait d'autres, elle n'en doutait pas. Epuisée, elle se laissa emporter par un profond soupir. Si Luc se trouvait encore dans le bâtiment… Il lui tardait de soulager sa conscience, de partager avec autrui le terrible secret. L'espace d'un instant, elle se demanda pourquoi personne avant elle… Un sourire raviva son visage soucieux. Bien sûr ! Certainement que d'autres avaient noté ce détail… mais à l'évidence ils s'étaient montrés trop lâches pour oser affronter les inconditionnels de la logique pure.

 

Par la baie, quelques flocons épars égayaient cette mi janvier. Luc fit pivoter son fauteuil.

- Eva, tu me fais perdre mon temps ! s'exclama-t-il. Je crois que tu es très fatiguée ma chérie !

Dans ce ma chérie, Eva entendit un mælstrom de sentiments. D'abord l'agacement d'avoir été interrompu. Ensuite, l'effarement et l'indécision face à l'idée farfelue de sa collaboratrice. Mais aussi une certaine compassion et un peu de tendresse.

- Tu as vraiment cru que c'était possible ? demanda-t-il pour la quatrième fois au moins.

Luc Bodin abordait la soixantaine dans un état de fatigue avancé. Nombreuses nuits de veille. Pression du chiffre. Terrible tyrannie des patrons de presse sur les rédacteurs en chef.

- Mais Luc, protesta Eva, comment nier la vérité ? Tu vois bien qu'il s'agit du même type !

- Non, soupira-t-il. Désolé.

- Mais enfin !  Regarde bien !

Plus pour lui faire plaisir que par conviction profonde, il reprit les huit feuillets imprimés, fit mine de les examiner à nouveau. Une ressemblance troublante, certes. Mais pas plus ! De toute façon, vu la netteté des photos de presse ! D'autant que la foule des badauds ne valait jamais une mise au point. C'était un élément nécessaire mais négligeable du décor.

- Non, trancha-t-il enfin. Tous ces types se ressemblent mais ce n'est pas le même bonhomme ! Des gars en costume noir avec une grosse moustache, il y en a à la pelle.

- N'importe quoi ! Et ce n'est pas n'importe quelle foule ! C'est à chaque fois sur les lieux d'un drame et toujours le 13 du mois ! 13 juin : l'usine chimique en Inde, 13 mars : le séisme en Turquie, 13 janvier : le tsunami à Java, 13 octobre : la tuerie en Chine…

- Justement ! s'emporta Luc. Tous ces faits divers ont eu lieu à des milliers de kilomètres les uns des autres ! Comment le même type pourrait-il se trouver à chaque fois sur place ? Et puis marre de cette lubie du 13. Jésus, la Cène, Judas ! Basta ! Il est temps de tourner la page !

- N'empêche qu'il n'y a pas de chambre 13 dans les hôtels, pas de treizième étage aux Etats-Unis fit remarquer Eva. À moins, à moins... que ce ne soit lui qui soit à l'origine de ces drames !

Luc la fixa dans les yeux. L'inquiétude cédait soudain la place à l'agacement.

- Tu penses réellement ce que tu dis ? demanda-t-il d'une voix douce.

- Oui…  non… enfin je n'en sais rien…

- Si je te suis, ce gars, chaque 13 du mois, lance des incantations au ciel pour faire exploser des usines ou se crasher un avion afin d'être pris en photo. C'est ainsi que tu vois les choses ?

- Non… Enfin… Bien sûr que dit de cette façon ça semble impossible…

- Non ! Cela ne semble pas impossible, ça l'est ! Formellement ! Rigoureusement ! la coupa Luc.

Il continua sur un ton plus amène, celui que l'on adopte pour raisonner un enfant. 

- Tu as cru reconnaître la même personne sur toutes ces photos alors qu'il ne s'agit que de types différents tous vêtus de la même manière et portant tous la moustache. Ecoute Eva, nous travaillons ensemble depuis plus de quinze ans ; je dois avouer que je t'apprécie beaucoup. Ces derniers temps, je t'ai mis la pression, les ventes étaient en baisse, il fallait remonter la pente.

Sans cesser de parler, il contourna son bureau et vint se placer derrière elle. Il posa ses mains sur ses épaules. Elle ne put s'empêcher de frissonner. Il était donc capable de tendresse !

- Tu es surmenée Eva. Voilà près de six mois que nous nous défonçons tous pour remonter les ventes de ce putain de journal ! Ne cherche pas ailleurs une autre explication.

Luc accentua la pression de ses mains au creux des épaules d'Eva.

- Ecoute, je crois que le plus sage ce serait que tu prennes un peu de repos. Tu verras, avec le recul nous rigolerons de tout ça à ton retour. Si tu veux, je te prête mon chalet de Chamonix. Il sera libre d'ici une quinzaine de jours Va t'y reposer, cela te fera le plus grand bien !

- Mais, la rédaction… protesta Eva, tentée malgré elle par la proposition et troublée par les arguments de Luc. Elle devait admettre qu'elle s'était dépensée sans compter. Souvent au détriment de sa vie privée... et de son temps de sommeil.

- Ne t'inquiète pas pour ça. Berthier pourra te remplacer. Alors, qu'est-ce que tu penses de ma proposition ?

 

Les chalets de bois s'amenuisaient. Eva regarda son reflet dans la vitre du téléphérique. Les cernes disgracieux s'étaient effacés au fil des jours. L'esprit plus reposé, elle contemplait désormais d'un œil indulgent l'étrange idée qui lui avait accaparé l'esprit. Comment avait-elle pu se convaincre d'une telle ineptie ? Pas une seconde elle n'avait regretté d'avoir accepté la proposition de Luc. Montagne superbe, temps clément, chalet somptueux, pistes peu encombrées.

Elle avait pris un peu de poids. Apparemment, elle plaisait avec ce petit ajout superflu. A preuve, la nuit avec cet Allemand charmant rencontré en boîte. Il ne parlait pas un mot de français mais le bien qu'il lui avait fait valait toutes les paroles du monde. Qu'il était doux de se sentir aimable à cinquante ans ! Elle s'adressa un sourire dans la vitre. Songea qu'il ne lui restait plus que quatre jours à passer ici. Elle soupira. Un soupir gentil, déchargé du moindre dépit. Elle le savait avant d'arriver. Mais bon, une semaine supplémentaire n'aurait pas été pour lui déplaire.

La cabine se baladait dans le ciel à plus de cinquante mètres de hauteur. Les skieurs paraissaient minuscules, innocentes virgules sur le blanc de la neige. La station était en vue. Dans cinq minutes, Eva se joindrait à eux. Parmi la soixantaine de personnes occupant la cabine, certains rassemblaient déjà leurs affaires, pressés de retrouver le soleil. Eva ne songea pas à se mêler à la bousculade pour descendre parmi les premiers. Elle baignait encore dans la doucereuse quiétude de la nuit passée.

Le chalet d'arrivée ne se trouvait plus qu'à une quarantaine de mètres lorsque la cabine s'immobilisa soudain dans d'une violente secousse. Plusieurs personnes se retrouvèrent précipitées au sol et quelques cris de douleur ajoutèrent au pénible de l'incompréhension générale.

Que se passait-il ? Nul n'était en mesure de fournir une explication. Eva pensait à une panne électrique mais gardait cette explication par devers elle. Pour être franc, elle prenait cet incident avec le sourire. Elle n'était pas sujette à la claustrophobie et ne doutait pas une minute de la diligence des services techniques. Histoire de se rendre utile, elle prit la main de la vieille dame qui se tenait à côté d'elle et tenta de la rassurer. Elle détestait voir pleurer les personnes âgées.

Sans lui lâcher la main, Eva jeta un œil en direction de la plate-forme du chalet d'arrivée. Une cinquantaine de personnes regardaient dans leur direction. Pas la peine de faire donner le clairon, pensa-t-elle, sitôt avertis, les charognards sont là, quelque soit le lieu ou la latitude !

Soudain, un cri fusa dans la cabine, détourna son attention : Là ! Mon Dieu ! Le câble !

Ce cri en déclencha toute une série d'autres. L'affolement se mua rapidement en panique. La cabine ballottait au gré du vent, pas plus sans doute que quelques secondes auparavant, mais ce cri de terreur avait soudain transformé ce balancement naturel en un effroyable tremblement lourd de menaces. Eva se leva, s'efforça d'apercevoir ce vers quoi tous les passagers tentaient de diriger leurs regards. Un indescriptible désordre agitait encore plus la cabine. Eva distingua vaguement une effilochure sur le câble quelques vingt mètres plus haut. Était-ce la cause de cet arrêt inopiné ? Un brin de moins sur toute cette épissure d'acier suffisait-elle à mettre leur cabine en péril ? Y avait-il un risque réel ? Eva était dans l'incapacité à répondre à toutes ces questions. Une seule chose lui semblait sûre : elle désirait vivre !

Ce serait trop bête que tout s'arrête à cause d'un petit câble d'acier de quelques centimètres de diamètre. Elle n'avait rien de fait de mal pour mériter ça ! Emportée par la panique ambiante, Eva regardait le câble, la station d'arrivée où s'agglutinaient de plus en plus de curieux, le ciel si bleu de la promesse d'un beau jour à vivre, les pistes sous la cabine que les skieurs insouciants persistaient à dévaler, pressés d'arriver en bas pour plus vite remonter. Ses yeux glissèrent vers la plate-forme d'arrivée. La foule des badauds avait grossi encore. Une centaine pour le moins.

Elle reçut soudain un violent coup au cœur. Ses jambes flagellèrent, son corps trembla sous le choc de l'émotion. Elle se mit à suffoquer. Puis, alors que la vieille dame la bousculait pour voir elle aussi ce câble qui...  tout s'apaisa dans son esprit. Elle sut dans l'instant que le câble allait se rompre, que la cabine finirait par aller s'écraser au sol… que tous ses occupants allaient mourir.

 

Très calme, sans amertume ni colère, elle reprit place sur son siège. Par la vitre, ses yeux balayèrent le paysage tant qu'il en était encore temps, du blanc de la neige au bleu si pur du ciel. Elle n'accorda qu'une modeste attention à toutes les personnes rassemblées sur la plate-forme.

Parmi elles, se tenait un homme vêtu d'un costume noir. Une épaisse moustache lui barrait le visage… quant au déroulant électronique, il dénonçait en lettres rouges le 13 du mois de février !

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