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Grand Prix du Concours de Nouvelles 2014

 

Premier Prix du Concours 2014.

Grand Prix du Concours, remis par M. Rodet, Vice-président du Conseil Général de l’AIN.

Madame Pauline Rouault

 

Course contre la montre

 « Bon sang, Matt, réponds, c’est urgent, j’ai besoin de toi ! Non, NON, ne faites pas ça ! Matt, au secours !!! Ils vont… Clac ! Biiip, biiip, biiip… »

Trop tard. Hassan raccrocha violemment avant même que Matthias ne comprenne l’urgence de son appel et ne se précipite hors de la douche pour s’emparer du téléphone. Car cela ne faisait aucun doute : quelque chose se tramait, là-bas, chez son meilleur ami. Il avait nettement perçu une onde de panique dans la voix d’Hassan, de nature habituellement si indolente, quelles que soient les circonstances.

Il rembobina la cassette du répondeur pour réécouter le message. C’était indéniable, une angoisse sourde était tapie derrière chaque mot et chaque intonation de son « pote de galère », comme l’appelait souvent Matthias, affectueusement. En tendant l’oreille, le jeune homme avait même clairement entendu des bruits de verre brisé et la chute d’objets lourds sur le sol. Manifestement, les intrus cherchaient quelque chose… Mais quoi ?

Hassan et Matthias s’étaient connus en prison et avaient partagé la même cellule pendant quelques années. Des liens d’amitié très forts s’étaient tissés entre eux, les deux plus jeunes détenus de ce quartier de la prison. Une amitié favorisée par l’entraide et le respect mutuel qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, et qui les protégeaient du milieu carcéral souvent violent et impitoyable. Ils s’étaient ainsi créés une bulle protectrice faite de confiance qui avait perduré après leur sortie de prison et jusqu’à l’événement qui nous occupe ici. Et même s’ils ne vivaient désormais plus ensemble, ils continuaient à faire face aux aléas de la vie en se serrant les coudes, déterminés à ne plus jamais commettre les mêmes erreurs, et à s’empêcher l’un l’autre de retomber dans le bourbier de la violence et de l’illégalité.

Matthias tenta vainement de rappeler son ami, mais la ligne était en dérangement et il songea que les malfaiteurs avaient dû, soit couper le fil du téléphone, soit carrément pulvériser l’appareil. Ils en auraient été largement capables compte tenu des accès de rage destructrice que l’on percevait en fond sur la bande du répondeur.

Tout en s’habillant à la hâte, Matthias commençait à s’imaginer les pires scénarios. Il attrapa le vieux revolver qu’il cachait dans le double-fond de son tiroir à chaussettes et sortit en coup de vent, sans prendre la peine de refermer l’appartement derrière lui.

Hassan habitait dans la même ville que Matthias, mais dans un autre quartier. Après ses ennuis de jeunesse, il avait délibérément choisi de revenir s’installer à proximité de sa nombreuse famille qui l’avait toujours soutenu, tout au long de sa détention.

Il occupait un grand studio que sa mère venait nettoyer à fond chaque semaine. Comme beaucoup de jeunes hommes pourtant en âge de fonder leur propre famille, il préférait de loin revenir quelques soirs par semaine dans le foyer qui l’avait vu grandir pour partager le généreux couscous maternel avec ses frères, sœurs, beaux-frères, neveux et nièces, parents et grands-parents maternels, plutôt que de se retrouver en tête-à-tête quotidien avec une femme qu’il aurait de toute façon dû choisir par défaut. Car quelle jeune fille voudrait d’un homme dont le curriculum vitae comportait une lacune de huit ans à cause d’un séjour en prison pour vol à main armée ? Qu’il fût très jeune et influençable au moment des faits ne changeait pas grand-chose à l’affaire. Il se sentait désormais fiché ad vitam aeternam comme délinquant et paria, quoiqu’il fît pour se racheter, et même si pour rien au monde il n’aurait replongé dans les mêmes galères.

Matthias décida de se rendre chez Hassan en empruntant la ligne de bus qui passait en bas de son immeuble et qui, par chance, pouvait le mener sans changement jusqu’au quartier de son ami. Le jeune homme avait une voiture mais il aurait été illusoire d’espérer traverser toute la ville à cette heure-ci sans encombre. Même bondé et immobilisé à tous les feux, le bus irait toujours plus vite que sa vieille Panda et Matthias serait au moins à l’abri d’un fâcheux accident causé par le stress qui montait en lui à chaque minute qui passait.

Le bus était effectivement plein à craquer, et une touffeur à peine supportable régnait à l’intérieur et déposait une pellicule de buée crasseuse sur les vitres. Pourtant, ce n’était pas à cause de la température étouffante que le jeune homme transpirait à grosses gouttes, mais parce qu’il commençait sérieusement à envisager le pire. Et au vu de leur lourd passé, à tous les deux, il n’aurait pas été plus surpris que ça. A ce moment précis, il était même en train de se demander avec terreur et culpabilité, si tout ce qui était en train de se produire chez son ami n’était pas un peu de sa faute, finalement…

Si quelqu’un avait pris le soin d’examiner l’existence de Matthias Chagal depuis sa tout petite enfance, cette hypothétique personne aurait probablement deviné comment les choses allaient tourner. Le schéma classique : enfant de la DASS multipliant les conneries et les familles d’accueil plus ou moins suspectes, les affres de la vie sur le trottoir dès l’âge de quatorze ans, trafics en tous genres – y compris de son propre corps – pour s’offrir un sandwich de temps en temps, ou quand il avait de la chance, une nuit dans un hôtel miteux, les rencontres pas très nettes, la descente aux enfers dès la première injection, et des galères, rien que des galères. Après tout cela, pas étonnant que Matthias se fût senti presque soulagé quand il avait fini par se faire épingler par la police et par écoper de dix ans de prison ferme pour trafic de drogue. Cellule chauffée, lit avec couvertures, trois repas par jour. Et une certaine solitude, base de sa reconstruction.

Quelques années plus tard, il avait fait la connaissance d’Hassan, qui avait, à son grand soulagement, pris la place d’un codétenu au comportement devenu inquiétant. L’une des raisons qui avaient poussé Matthias à se lier d’amitié avec le nouveau venu, outre sa perpétuelle bonne humeur et son humour un peu naïf, avait été sa personnalité qui ne collait pas avec le profil supposé du taulard. Quand il leur arrivait de discuter pendant des heures certaines nuits – la nuit était le moment le plus angoissant pour un prisonnier – Matthias avait l’impression de pouvoir s’évader de l’univers carcéral. Tous les deux s’étaient jurés qu’à leur sortie du trou, ils s’en sortiraient ensemble, en s’épaulant l’un l’autre.

Aujourd’hui, tandis qu’il se trouvait coincé, d’un côté par une grosse et vieille femme portant entre ses seins un caniche geignard, et de l’autre par un adolescent boutonneux empestant un parfum douteux d’after-shave, il se demanda si ses anciennes connaissances du milieu n’avaient pas pu remonter jusqu’à Hassan par l’intermédiaire des taupes nichées au sein même de leur quartier pénitentiaire. Matthias avait été un passeur hors pair avant d’être rattrapé par la justice. Il connaissait beaucoup de tuyaux et de noms. Comme il était sorti depuis quelques mois seulement, certains chefs de réseau devaient sans doute vouloir s’assurer que rien ne filtrerait de leurs activités clandestines.

Si cette hypothèse s’avérait être la bonne, alors il n’y avait pas une minute à perdre. Hassan avait peut-être à l’heure qu’il était le canon d’un revolver appuyé contre la tempe, sommé d’avouer rapidement où se trouvait dorénavant son pote de prison remis en liberté quelques mois après lui.

L’odeur rance de la peur sortait par tous les pores de sa peau et ne semblait pas plaire au caniche qui grognait stupidement, toujours à l’abri dans le confortable giron de sa maîtresse. Là dans le bus, debout au milieu de tous ces gens collés avec obscénité les uns contre les autres, Matthias serrait au creux de sa main, à travers sa veste en jean, la forme létale formée par le vieux revolver tapi dans sa poche intérieure. Lui et Hassan étaient liés à la vie à la mort, et il allait leur faire comprendre.

Matthias descendit brutalement du bus, indifférent aux protestations outrées des passagers qu’il venait de bousculer, puis parcourut comme un dératé les quelques centaines de mètres le séparant de l’immeuble où habitait son meilleur ami. En se ruant en trombe dans le dédale d’escaliers et de couloirs de la barre HLM, et malgré la panique qui l’avait complètement envahi, il put remarquer que la vie suivait paisiblement son cours dans le bâtiment. Les bruits et les effluves habituels et cosmopolites emplissaient sereinement chaque étage. A l’évidence, les intrus s’étaient donc concentrés sur le logement d’Hassan, ce qui confirmait le caractère personnel et ciblé de l’agression.

Parvenu devant la porte de l’appartement, Matthias remarqua que celle-ci était entrouverte. Mauvais signe. Après avoir discrètement sorti le revolver de sa poche, il ouvrit la porte d’un coup de pied. Le silence pesant qui régnait à l’intérieur n’augurait rien de bon, et semblait plus assourdissant encore que n’importe quel son. Tout en inspectant le studio, son arme nerveusement pointée en avant, il dut enjamber du verre brisé et le fouillis d’objets tombés par terre. Hassan était très loin d’être une fée du logis, mais ce capharnaüm n’avait tout de même rien de normal.

Soudain, Matthias se figea. Des pieds dépassaient derrière le canapé, chaussés de ce qui semblait être la paire de baskets flambant neuves qu’Hassan avait fièrement exhibées devant lui la semaine passée.

Vif comme l’éclair, Matthias contourna le canapé, en proie à une peur violente et irraisonnée. C’est alors qu’il découvrit son meilleur ami étroitement ligoté, bâillonné, et…

Enveloppé de papier toilette ? Matthias arracha le bâillon d’un rapide mouvement de poignet, c’est le moment que choisit Hassan, bien vivant, pour s’écrier :

« Bon sang, Matt, qu’est-ce que tu foutais ? Ils ont eu dix fois le temps de bousiller ma console, tu débarques un peu tard ! Ma sœur me les a amenés il n’y a même pas deux heures, et regarde-moi ce bazar... »

Sur ces mots, trois petites têtes brunes badigeonnées de pâte à tartiner et coiffées de chapeaux pointus – manifestement confectionnés à base de factures d’électricité au nom d’Hassan Mahmoud – apparurent malicieusement par la porte de la cuisine, et une petite voix flûtée s’éleva :

« Waouh, c’est un vrai de vrai flingue, Monsieur ? »

 

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