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GRAND PRIX DU SALON DU LIVRE 2016

Grand Prix du Salon 2016

décerné par Madame Clotilde Fournier, représentant Monsieur le Président du Conseil Départemental de l’Ain

 

Alternative

      de Monsieur Eric Gohier

 

La vie ressemble aux périphériques ceinturant les villes. Elle délimite zones de contrainte et espaces de liberté. À cette différence près que l'existence offre peu d'occasions de revenir sur ses pas !

Chaque intersection offre un choix, propose une option. Et chacun pense, au moment de s'engager, que son choix est le bon et l'option la meilleure.

 

Et puis... la vie suit son cours. Peut-on l'en blâmer ? Elle ne sait rien faire d'autre… Sinon drainer parfois au grand étal des pensées sans mérite, son lot de désenchantements, de regrets et de peines.

Vient alors le temps des remords, des rancœurs, des si j'avais su. Les événements se réorchestrent cent fois dans les têtes. Ils se parent d'avenirs plus soyeux, de présents plus chatoyants.

Commence alors le douloureux décompte de nos actes manqués !

Mais la nostalgie n'est qu'un baume inapte à panser les plaies ouvertes. Et l'on reste des jours, des semaines, parfois des vies entières, à ruminer de vieilles rancœurs saupoudrées d'amertume, à s'en vouloir d'être passé si près de devenirs prometteurs.

 On se mortifie, on se lamente en silence… mais rien n'y fait. La vie roule, coule ou roucoule mais ne regarde jamais en arrière. C'est un fleuve qui court pour retrouver la mer sans s'illusionner qu'un jour le tumulte de ses eaux retrouve le calme de leur source. Alors, on s'accommode, on s'atrophie ou on s'adapte.

Qui saurait composer autrement ?

 Éva avait eu le temps de penser à tout ça en montant, tremblante d'émotion, les cinq étages menant à son appartement. L'ascenseur était une nouvelle fois en panne.

Serrées dans sa main, trois lettres bruissaient à chacun de ses pas, malmenées qu'elles étaient au joug de l'émotion.

Sur l'une d'entre elles, elle avait reconnu l'écriture de Luc.

Dix ans après, elle avait lu dans le délié des lettres, l'atrophie des e et la pompeuse majesté des majuscules, la calligraphie de celui qu'elle s'était révélée incapable d'oublier.

Le passé lui était revenu au visage, plus fort et plus rapide que les coups que lui assenait trop souvent l'autre sale abruti.

L'option la moins propice. Le mauvais choix !

Mais d'un incommensurable mauvais ! À se demander si c'était lui qui avait bien su mener sa barque ou elle qui s'était montrée incroyablement plus stupide que la moyenne pour ne pas voir qu'il la menait en bateau.

Un peu des deux sans doute.

 Marc avait l'air plus mûr. Et mûr, ça il l'était. Complètement ! Au sens trivial du mot. Et blond quand Luc était brun. Et grand alors que Luc était juste une mesure au-dessus de petit. Et bien bâti lorsque Luc était plutôt frêle.

Et elle – quelle gourde ! – qui avait pris ça pour des qualités ! Négligé que Luc soit sentimental, empressé, attentionné et romantique au point qu'elle avait jugé cela ridicule. Estimé que l'amour ne se conquiert pas une fleur à la main.

Elle avait donc fait le choix d'épouser Marc. Mais très vite il s'était avéré que lui privilégiait la Rome antique. Maître et esclave, tyrannie et servitude, coups de ceinturon et bouche à taire sous peine de couche supplémentaire, de nouvelle pluie d'horions avec pour seul parapluie une paire de lunettes noires manière de taire les intempéries à l'œil sagace des voisins.

Une chance encore qu'ils n'aient pas eu d'enfant ! Même si c'était peut-être ça qui l'avait rendu méchant et acariâtre.

Dans le doute il est pourtant préférable qu'il n'y ait qu'un seul soumis par barbare, ça limite la casse.

 Partir ? Elle y avait songé. Mais pour aller où ? Et quoi y faire ? Et puis, où qu'elle se soit enfuie, il l'aurait retrouvée ! Terrible perspective !

 Éva songea un instant à dissimuler la lettre. N'importe où. Au plus près de son corps tiens ! Cela faisait un long moment qu'il n'y aventurait plus ses sales pattes.

Aucun regret à ce sujet !

Mais non, il fallait jouer franc le jeu. Mentir, elle n'avait pas appris. Et l'autre animal, là, derrière la porte, savait lire sur son visage tout ce qu'elle essayait d'y taire. Les rares mensonges qu'elle avait osés jusque-là, elle les avait payés par des bleus et soignés à l'arnica.

 Lorsqu'elle pénétra à l'intérieur de l'appartement, elle sentit à son regard hargneux qu'elle avait fait le bon choix. Sans prononcer un mot, si d'aventure un gentil s'était égaré au bord des lèvres, il lui arracha le courrier de sa grosse main velue dont elle avait perdu la mémoire des caresses. Mais qu'elle préférait, et de loin, décorées d'un verre ou d'une canette tandis qu'il s'abrutissait devant la télévision.

Parce que bien entendu elle était la seule à travailler !

Il tiqua sans faire de commentaire en découvrant la lettre adressée au seul nom de sa femme. Délaissant les deux autres, il l'ouvrit maladroitement avec des gestes brusques et empressés… un peu à l'image de sa façon d'aimer.

 Du temps qu'il prenait connaissance du contenu de la lettre, Éva s'occupa à des riens en le surveillant du coin de l'œil. Suivant ce que Luc avait glissé dans sa lettre, son matricule risquait d'en prendre pour son grade.

Elle tenait déjà ses bras prêts à parer les coups.

Elle fut toute étonnée lorsqu'il jeta la lettre sur la table de la cuisine en éructant d'un ton rogue : Tiens ! C'est de ton ancien fiancé ! Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il ne t'a pas gardée dans son cœur ! C'était pas la peine de gaspiller du papier pour écrire ça ! Mais ça lui ressemble bien à cette petite lopette !

 Sans donner l'impression de se précipiter, Éva s'approcha de la table, vérifia d'un coup d'œil qu'il ne la surveillait pas et s'empara de la lettre. Après l'avoir lue, relue, puis lue une troisième fois, elle ne put s'empêcher d'écraser une larme.

Elle entendit aussitôt éclater dans son dos le rire sardonique de Marc.

– Tu t'attendais à quoi ? Une demande en mariage ? rugit-il en se frappant la cuisse du plat de la main.

Elle ne se retourna pas, elle ne voulait pas lui offrir le plaisir de sa joue embrumée.

– Tout compte fait, j'aurais peut-être préféré, l'assassina-t-il. Ça m'aurait bien débarrassé !

Il retourna s'asseoir au fond du canapé après un bref détour par le réfrigérateur.

 Éva posa la lettre sur le buffet puis s'employa au repas. Elle guettait Marc du coin de l'œil, pas sûre qu'il prenne si bien le fait que Luc lui écrive. Par expérience, cette sagesse souvent acquise par la contrainte, elle sut patienter pour lire à nouveau la lettre jusqu'à ce que Marc se soit assoupi au fond du canapé.

    

Enfin de retour ! Tant d'années loin d'ici où je n'ai cessé de penser

au charme des  saisons, à l'animation des villes, mais  pas  une seconde

à toi, à cette immense et terrible  douleur dont j'ai souffert par ta faute

mais qui, tant mieux, est définitivement guérie, à jamais abolie.

 

La vie a été tendre avec moi, m'a malgré tout souri. Fortune faite,

je reviens d'Afrique  pour un court laps de temps  dans cette maison où,

comme promis, je viens chercher mes racines, ma jeunesse, retrouver

les lieux où j'ai grandi, joué, aimé. Revoir une dernière fois cette ville,

celle que j'ai toujours aimée malgré la distance qui m'en séparait.

La vie sous les tropiques manque cruellement d'animation.

 

Je ne sais pas  trop ce que tu deviens. Pour être vraiment honnête,

je m'en moque complètement, tu dois t'en douter. Mes parents, eux seuls,

c'est l'unique chose vers laquelle sont allées toutes mes pensées.

Ils sont hélas décédés et plus rien désormais ne m'attache en ces lieux.

 

J'ai appris par des voisins ton mariage avec Marc ; une page

est vraiment tournée. J'ai  presque  vendu  la  maison familiale, il me

reste à écrire, nanti de ma  plus  belle plume et sans calculer le passé,

aux services municipaux afin d'obtenir le nécessaire relevé cadastral.

 

Bientôt, le 6 juin pour être précis, j'irai à Bourg-en-Bresse où

aura lieu la fête la plus joyeuse, la plus somptueuse de l'année.

Avant de partir à jamais, j'attendrai, jusqu'au petit matin s'il le faut,

que la fête se termine. Sans absolument regretter qu'il soit impossible

que  tu  viennes  me  rejoindre comme  tu  aimais  à le  faire  autrefois.

Chenille, chevaux de bois, manèges, autos tamponneuses seront au

rendez-vous comme d'habitude à la sortie est de la ville.

 

Te souviens-tu de ce spectacle marrant où ce type criait à la fin :

Argent, amour, voiture ? J'ai tout ça désormais, on peut maintenant rêver !

Je l'ai revu  à Lyon il n'y a pas très longtemps avec  une  nouvelle troupe.

Vivement qu'arrive ce 6 juin, il me tarde de partir. En attendant,

salue ton mari de ma part, Je ne vous reverrai pas. J'ignore s'il rêve encore

de quitter la région ?   Je pense à toutes ces belles choses qu'il me reste à vivre !

        Amicales pensées.   

        Luc

 

Lorsqu'il s'éveilla, le 7 juin au matin, Marc fut surpris que le café ne lui vienne pas au lit après s'être déjà donné la peine d'aboyer trois fois pour qu'Éva le lui amène. Il se leva en pestant. La main le démangeait.

 Au même instant, dans la voiture qui l'enlevait pour une direction inconnue, Éva regardait Luc de profil. Il n'avait pour ainsi dire pas changé. De rares cheveux blanchis aux tempes, le teint tanné par le soleil, un air déterminé sur son visage ennobli par l'âge. C'est tout.

En plaçant sa main sur la sienne posée sur le levier de vitesses, elle ne put s'empêcher de penser à Marc et à sa réflexion concernant Luc le jour où la lettre était arrivée : Pauvre type ! Il lui manquera toujours une case sur deux !

 

Elle ne chercha pas à réprimer le sourire qui vint fleurir à ses lèvres. Il n'était pas passé loin dans son jugement. Il ignorait que lorsque Luc et elle s'écrivaient, avant que la vie ne les sépare, ils utilisaient un code pour conserver vis-à-vis de leurs parents une certaine neutralité dans leurs échanges épistolaires.

 Luc s'en était souvenu. Elle aussi ! Avait découvert dans sa lettre tout ce qu'elle n'aurait jamais espéré y trouver mais qui pourtant s'y dissimulait… écrit une ligne sur deux.

  

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