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DEUXIEME PRIX DU SALON

Deuxième Prix, du « Château de Salvert »

remis par Monsieur Walter Martin,

Maire d’Attignat, Conseiller Départemental

 

LE RECLUS

      de Madame Hélène PERRAUD-BOUSSOUARD

 

 Le Reclus, plus hameau que village puisqu'il ne possédait pas d'église mais n'était fier que d'une chapelle, ne présentait pas de « beauté » particulière. Accroché à la moraine d'un ancien glacier, pour être reclus, il l'était vraiment, en amont de la vallée descendant du col à la ville.

Cependant, pour qui voulait bien y faire un détour, le Reclus savait montrer son charme. Son caractère venait de ses habitants, bien plus que de ses maisons de pierres sombres. Deux familles y vivaient en bonne entente.

Les Bonnard, les anciens, en était l'épicentre. Paysans ne possédant que trois vaches, isolés en ce lieu depuis le siècle dernier, les deux frères et la sœur vivaient de façon autarcique. Les jeunes Bosolini, eux, avaient créé plus récemment leur élevage. On les disait baba cool, juste à cause de leur choix d'élever des chèvres. Mais cela importait peu ni à Tatie, l'aînée de la fratrie Bonnard, dont la timidité maladive provoquait le bégaiement, ni à Nanard, un peu soiffard, un peu poète, et encore moins à Toinou, gentil simplet au regard tantôt vide tantôt espiègle.

Tout ce petit monde avait fini par tisser des liens quasi familiaux. Après quelques années, le sérieux et le travail acharné du couple Bosolini permit l'installation du fils David, avec l'agrandissement du cheptel par une troupe de brebis. Fort physiquement comme moralement, il avait un caractère bien trempé, le David. Il ne fallait pas lui marcher sur les pieds.

Au fil du temps trois autres maisons furent restaurées par des gens de la ville qui venaient en vacances hiver comme été. Le hameau s'animait un peu plus alors, et les repas en commun de raclette et autre tartiflette, tout comme les parties de boules l'été, participaient à une belle harmonie villageoise. Puis, les années passant, le couple Ladou, professeurs de lycée passionnés de montagne, annonça son intention de vivre leurs retraites au Reclus. Deux habitants en plus, quelle joie !

 

Un an plus tard, juste le jour de la première neige, le poète au cœur d'or, l'ami Nanard mourut.

Un cancer de la gorge l'emporta, laissant la petite population du hameau orpheline.

Et puis Tatie et Toinou furent pris en charge par la tutelle administrative, internés « pour leur bien » dans une maison de vieux en ville. Cette prise en charge fut brève. Ils disparurent l’un après l’autre dans la même année. Ils ne coûtèrent pas cher à la collectivité.

Et depuis, l'harmonie au Reclus ne fut plus la même. Le hameau avait perdu bien plus que trois habitants, son âme.

Un soir de juillet, le temps était à l'orage. La tension électrique était dans l'air, chacun sur les nerfs, l'invective au bord des lèvres.

– Oh, Aline, Aline, tes chèvres ont brouté mes fleurs ! Viens voir un peu ! Tes chèvres ont saccagé mes fleurs !

La voisine criait sur le pas de la porte d'entrée.

– Bonsoir, Francine, excuse-nous. Je suis désolée, je finis mon boulot et j'arrive, répondit la fermière du fond du corridor.

– Oui, mais je te jure, déjà hier elles les ont piétinées. On dirait que David fait exprès de passer lentement devant chez nous quand il les rentre !

– Oh ça, ça m'étonnerait, qu'est-ce que tu vas chercher ! Ne t'inquiète pas, on va réparer ça… répondit-elle avec un large sourire.

Elle enleva sa blouse blanche de fromagère et traversa rejoindre son garçon qui avait commencé la traite. Le ronronnement de la machine à traire l'obligea à parler haut pour relater la rouspétance de Francine.

– Ouais… pas grave, c'est que des fleurs…

– Mais, enfin fais attention, tu sais bien qu'il faut respecter…

– Ah merde ! Respecter ! Depuis qu'ils sont là, faudrait tout changer !

– David, écoute, elle pense que tu fais exprès…

– Et quoi encore ! (Il avait crié.) Les chèvres passent là depuis plus de vingt ans, pourquoi elle plante ses fleurs là, juste au bord ? Son jardin est assez grand, non ?

– Bon écoute, calme-toi. Je vais arranger ça, mais dorénavant, on ne passera plus devant chez eux, on fera le tour, c'est pas la peine de faire des histoires.

David répondit en bougonnant mais elle fit celle qui n'avait pas entendu. Elle n'eut pas le temps de mettre le nez dehors que l'orage éclata, avec la violence des grandes colères. La mère regarda par l'ouverture le rideau de grosses perles de pluie, serrées et agressives. Un éclair violet zébra la vallée avec un déchirement assourdissant.

Elle est pas tombée loin, celle-là !

Les gouttes se transformèrent en grêlons qui rebondissaient sur le sol de la cour. La paysanne dut fermer la porte pour s'en protéger.

Ah, ben, cette fois, les fleurs, on n'en parle plus !

 

Plus tard, à la fin d'août, les Bosolini invitèrent tout le monde à déguster un méchoui, que David tourna lentement au-dessus de la braise.

La nuit tombait sur les restes des agapes. On dégustait des petits verres de « blanche » et ça chauffait le gosier et les esprits. La discussion portait sur l'écologie, propos devenus incontournables en bonne société.

– Les agriculteurs ne sont pas si respectueux de la nature, asséna Ladou plein d'assurance.

– Tu ne peux pas dire ça en général, on ne peut pas dire qu'on n'est pas bio, même si on n'a pas le label. On utilise pâturages et alpages…

– Oui… OK, mais regarde comme ton troupeau de brebis ravine la montagne à force de passer… c'est pas anodin.

– Eh oui, intervint Martin Bosolini, pour les protéger du loup on est obligé de les redescendre chaque soir dans le parc de nuit, et elles passent toujours au même endroit… pas le choix.

 

– Ah, le loup ! Le loup, il a bon dos ! On connait le discours des paysans de vouloir tous les exterminer, mais il vaudrait mieux réfléchir à votre façon de travailler. Et puis vous avez trop de bêtes !

David s'était dressé face à Paul Ladou, regard fixe et poings serrés.

– C'est sûr qu'avec deux belles retraites de profs c'est facile de juger le travail des autres ! lâcha-t’il de sa voix profonde.

Les voisins des deux autres maisons n'apprécièrent pas la tournure de la conversation.

– Oh, on peut pas parler d'autre chose ! Allez Martin, sors la guitare, fais-nous ton flamenco, allez…

David regarda son père et sa mère et partit sans un mot.

« La guitare, la guitare, la guitare ! »

Au rythme des battements de mains, Aline Bosolini s'affairait à remporter plats et vaisselles jusqu'à la cuisine.

Quand elle retourna à la veillée, le couple Ladou était parti sans au revoir ni merci.

Aline en fut peinée, non par ce manque de politesse, mais parce qu'elle sentait avec nostalgie que le meilleur était passé.

L'hiver recouvrit le petit monde de Reclus sous son épais manteau de neige suspendant le temps. Et dès le printemps, la marche des jours reprit sa vive allure à l'instar du torrent bondissant sous le pont de bois. L'espace blanc fit place au pâturage verdoyant. La famille Bosolini étudiait un nouveau projet. La bergerie devenue trop étroite pour le troupeau méritait un agrandissement.

Et là s'installa la discorde. Les Ladou, vent debout contre toute nouvelle construction, tentèrent toutes les démarches auprès des administrations pour bloquer l'autorisation de bâtir. Mais ils échouèrent. C'était compter sans leur ténacité. Un recours fut obtenu, asservi d'un arrêt du chantier. Catastrophe pour les éleveurs soucieux d'abriter leur troupeau pour l'hiver à venir. David ne décolérait pas.

 

Une altercation assez violente eut lieu un jeudi de juin à la tombée du jour avec Francine Ladou estimant que le passage de l'épandeur à fumier laissait trop d'odeurs caractéristiques de la campagne. Le ton était monté, plus que jamais.

Le lendemain matin à l'aube, le jeune David chargé de son sac à dos monta les brebis à l'alpage. Sa mère le regardait monter, une main en visière sur le front plissé tant par l'éblouissement des premiers rayons du soleil que par l'inquiétude. Mauvais pressentiment.

Sa respiration se bloqua. Le Paul Ladou à grandes enjambées avalait le dénivelé en direction du troupeau. Sûr qu'il allait chercher noises à David.

Et la voilà qui grimpait à son tour avec fébrilité. Elle accéléra le pas pour passer au-dessus de la falaise. Il lui restait cent mètres, ils en étaient venus aux mains. Elle cria mais le son s'éteignit dans sa gorge privée d'air.

– Arrêtez, arrêtez, vous êtes fous ! David ! NON !

Elle arrivait sur eux, se jetant dans la bataille pour les séparer. Elle prit un poing non identifié sur la tempe, et vacilla. Mais elle se reprit vite et voulut bloquer le Paul Ladou qui avait prit son élan pour un nouvel assaut. Le choc la fit voler, sa main droite se rattrapa à un arbrisseau dont les épines s'enfoncèrent dans sa paume.

Ses pieds rencontrèrent le vide. Sa stupeur passée, elle évalua la situation. Elle était perdue. Les mains qu'on lui tendait au-dessus de sa tête étaient inaccessibles. Elle lâcherait le plant d'épine vinette bien avant l'arrivée de secours éventuels, pour une chute de cinquante mètres. Elle était perdue. Et cette constatation contre tout attente l'apaisa. Comme étouffées par un filtre de coton, les voix lui parvenaient. Elle reconnut celle de son fils.

– Maman !

Et l'émotion submergea la mère.

Vous l'aurez sûrement compris, la mère c'était moi, Aline Bosolini. Et ma vie se terminait là, dans ces montagnes que j'avais tant aimées. Je levai doucement les yeux et vit deux têtes horrifiées et deux bras vainement tendus. Un peu plus loin, trois brebis curieuses me scrutaient en mâchonnant. Tellement fatiguée, j'avais souvent voulu en finir juste pour trouver le repos mais j'étais loin d'imaginer que cela viendrait de cette façon-là.

Un craquement déchirant, une secousse. L'épine vinette s'arrachait de son rocher.

– Maman !

C'était la fin.

– Maman ! Maman !

– …

– Maman, Maman, on a gagné ! Réveille-toi On a gagné !

– David ? Mais…

– Réveille-toi, on a gagné ! Le tribunal les a déboutés ! On va boire un coup avec Maître Berlovitch ! Tu viens ?

J'étais sur le siège passager de la voiture garée le long du boulevard. Ne voulant pas entrer au tribunal, anxieuse du verdict, je m'étais endormie. Et j'avais du mal à rejoindre la réalité.

Et bien, allons boire un coup, soupirai-je en refermant le véhicule.

Mais peut-être bien que je suis au paradis…

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