Voici la nouvelle de Claire Griot, classée seconde à notre concours de nouvelles 2008:
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Révélation
Je marchais d'un pas soutenu, la tête ailleurs, l'esprit en vadrouille, lorsque je m'avisai de me retourner pour m'assurer que mes compagnons de promenade me suivaient toujours. Personne. Où étaient-ils passés ? Ils étaient trois, bavardaient parfois en marchant mais de façon sporadique ce qui fait que je n'étais pas autrement étonnée de ne plus entendre leur babil, facilement recouvert par toute sorte d'autres bruits.
Personne. Où avaient-ils bifurqué ? Pourquoi ne m'avaient-ils pas appelée ? Ils savaient bien que je ne connaissais absolument pas la région, et d'ailleurs ils avaient laissé, à ma demande, dans mon paquetage une carte détaillée de la promenade : j'aime bien savoir où je suis. Je fis quelques pas en arrière, jusqu'à trouver un embranchement sur la gauche : était-ce par là qu'ils avaient décidé de poursuivre ? Je m'engageai sur ce nouveau chemin, qui tournait à angle droit au bout de cent mètres : de quoi ne pas les apercevoir s'ils avaient pris de ce côté. J'hésitai : si je continuais sur cette voie, ils m'apparaîtraient bientôt mais s'ils étaient restés sur le chemin commun, j'avais peu de chance de rattraper mon retard. Comment ne les aurais-je pas vu me dépasser ? Etais je à ce point distraite ? Je ne pouvais exclure une farce. Et cela me rassurait un peu. De toutes façons je n'avais aucun sujet de crainte. Du bleu délavé du ciel tombaient une lumière et une chaleur qui me convenaient : j'aime l'été sur sa fin, quand la flore exhale ses derniers parfums, que l'air est devenu respirable, et les températures clémentes. C'est, dans mon pays de montagne, le plus beau moment.
Car tout était dans ce changement. La Dombes ! Dieu sait si l'on m'en avait parlé depuis deux ans ! On m'avait montré les étangs, les « thous », les labours, les chemins bordés de saules. Je suivais ces leçons avec patience mais sans conviction. Il me manquait toujours, au bout d'un moment, un relief, une colline, un sommet. La plate étendue des étangs ne pouvait se comparer pour moi à la diversité des paysages du Bugey. J'y avais fait mes premières sorties d'enfant, j'y avais pris le goût de la randonnée, la difficulté de la montée trouvant sa justification dans le plaisir des cimes ou celui de la redescente.
J'étais donc seule.. .Pas de téléphone mobile : c'était bien la première fois que je partais sans lui. Mais comment imaginer que l'on puisse se perdre dans une innocente promenade ?
Pourquoi m'avoir abandonnée ? Ils en avaient peut-être assez de m'entendre dénigrer leur Dombes...Il est vrai que je la connaissais mal; et même pas du tout. J'étais de l'autre côté de la rivière, moi, de la partie montagneuse du département. Mon horizon c’étaient les reliefs, des sommets à 600, 800 mètres que nous explorions en famille le dimanche, ou, un peu plus à l'Est, les derniers sommets du Jura. Notre univers s'arrêtait à la Côtière ; peut-être bien que nous n'avions jamais poussé notre curiosité au-delà... Si pourtant. Je me souviens encore comme si c'était hier, d'une fameuse expédition aux champignons. J'avais huit ou neuf ans. Partis tôt un matin avec nos paniers, nous trouvâmes un brouillard très épais qui étalait son filet de notre ville aux rives de l'Ain, puis reprenait sur le plateau. Il en fallait plus pour nous décourager, mon père avait l'habitude de conduire par tous les temps. Assez vite nous avions trouvé, dans les prés où paissaient des bovins, de quoi rapporter une belle provision de mousserons. De temps à autre nous distinguions une forme dans le brouillard et entendions les bêtes arracher l'herbe encore pleine de rosée. Quelques vaches nous regardèrent, sans cesser de manger. Nous revenions tranquillement vers l'entrée du pré lorsqu'un bruit croissant nous alerta. Il s'agissait d'un taureau, dérangé dans son repas et passablement susceptible, et qui malgré la nappe de coton qui cachait tout, savait nous repérer et se destinait à nous chasser de son territoire. Un martèlement sourd précédait un petit nuage de vapeur sortant des naseaux ...Plus questions d'attendre. Abandonnant nos paniers et nos récoltes, il nous fallut déguerpir au plus vite. Comment avons-nous trouvé la sortie ? Comment ai-je franchi la barrière ? Je ne sais. Je suivais mon père de très près, et il a dû me soulever dans les airs... enfin l'instinct de survie nous permit de sortir du pré juste avant que n'apparaisse, dans toute sa force et sa fureur, la masse impressionnante de l'animal.. . Le coeur battant, je pleurais mon petit panier neuf, rempli de tendres agarics ; ce fut là le seul souvenir précis d'une sortie en Dombes.
On comprendra dans ces conditions que je n'eusse que des préventions contre cette région. J'avais la vive impression que, la côtière franchie, on entrait dans un autre monde. Habituée au Rhône et à ses bouillonnements, je n'avais jamais vu la Saône. Les vastes étendues d'étangs étaient pour moi terra incognita. J'aimais un horizon de forêts, de vallons en prairies et de vignes en pente. Ici l'horizon était le premier buisson venu, la première roselière.
Il faut ajouter que, comme pour chacun, le peu d'histoire que je connaissais à propos de ce « quatrième pays » du département, fortement structuré par son unité géologique, m'avait essentiellement légué des images négatives ; l'intolérance religieuse, la férocité des massacres et des razzias se superposaient à un monde déjà fragile, fait de misère, de malnutrition autant que de « fièvre des marais ». Il n'en restait pas grand chose aujourd'hui, je l'accorde, mais quelques détails supplémentaires n'étaient pas sans renforcer mon état d'esprit sur ces chemins interminablement plats : les châteaux, dont on apercevait parfois les tours rousses ne pouvaient jamais se visiter : les propriétaires, soit récents soit légataires de vieille souche, gardaient là leurs privilèges de riches. Il nous était même arrivé de trouver sur notre chemin indiqué sur les papiers officiels de tourisme, le sentier interdit au passage, une triple rangée de barbelés signifiant bien au manant d'aller se faire voir ...ailleurs... En bref, je ne voyais pas quel intérêt avait une randonnée à pied dans ces paysages, dont les abords étaient difficiles. Pour avoir le privilège de voir de près faune et flore, il fallait s'approcher sans bruit de l'eau pour imaginer quelque trace de vie : bulles remontant des lourdes carpes, hérons hiératiques, grenouilles plongeant brusquement à notre approche...
Je commençais à trouver un peu saumâtre cette aventure où l'on m'abandonnait délibérément comme pour me donner une « leçon ». Mais j'avais des ressources ; je sortis le plan du sac. Il ne devait pas être trop difficile de m'y retrouver. Voyons : là sur ma gauche je venais de longer un vaste étang : impossible de le situer sur le plan ! A droite, un labour tout frais encore trahissait une culture intensive : rien de tel sur la carte, au contraire un petit lac coloré en bleu dessinait un étang... De quelle année datait cette carte ? Car j'avais entendu parler, ne fût-ce qu'à l'école, de l'assolement triennal. Il suffisait donc d'avoir une carte de plus de trois ans pour qu'elle fût périmée. C'était mon cas. En outre, comme j'avais marché jusque là sans me préoccuper de l'itinéraire, soucieuse davantage de ne pas mettre mes pieds dans les flaques d'eau qui émaillaient le chemin d'argile, je n'avais plus de repère. Je décidai donc, d'abord de refouler mes larmes : larmes de colère plus que de peur, ensuite de tenter de marcher le plus droit possible : j'arriverais bien à une route ou à une ferme. Enfin, de prendre mon parti de cette mésaventure et d'en faire une découverte : le ciel sans nuage apportait une chaleur clémente qui m'éviterait en tout état de cause les morsures du froid. Je mis en oeuvre ces résolutions, mais c'était sans compter avec ma fatigue. Celle-ci m'envahit en même temps que le découragement. Il était maintenant près de vingt heures, et j'avais un petit creux. En l'absence totale de modification des signes capables de me sortir de là, je me fis la réflexion qu'il me faudrait peut-être y passer la nuit.
Mon sac avait été rempli par mes soins de vêtements chauds -habitude des écarts de température que toute promenade en montagne nous réservait-, et de nourriture roborative que je grignotais parfois en chemin ou sous le coup d'une de ces fatigues subites et profondes que ma maladie m'avait habituée à gérer. Enfin j'avais une confortable provision d'eau sous la forme d'une petite bouteille en plastique à laquelle je n'avais pas encore touché, et d'un petit thermos d'eau chaude, apte à devenir en un clin d'oeil café, thé, ou tisane.
Je me décidai finalement à ne pas poursuivre l'escapade, j'espérais un peu qu'elle causerait autant de souci à mes compagnons qu'à moi-même et j'y trouvais une petite vengeance. Ils feraient peut-être le chemin pour me chercher mais rien n'était sûr et, dans l'état d'esprit où j'étais parvenue alors, je n'aurais pas voulu qu'ils me retrouvassent. Je cherchai donc un endroit confortable pour y passer la nuit et, en contrebas de la chaussée, je trouvai un lit d'herbe, près d'un thou. Celui-ci me servit de table et de chaise à la fois. Une fine brume blanche s'appesantissait sur les bas-côtés, me plaçant comme dans un bateau dont la coque me serait à peine visible. Les chants des quelques oiseaux retardataires firent place à d'autres sons, plongeons, sauts, glissement d'un plumage sur les eaux. J'étais si sensible à tous ces bruits, à peine des frémissements, que je me fatiguai vite et, une dernière gorgée de tisane avalée, je passai outre ma colère et m'endormis profondément.
Je ne puis dire que cette nuit fut bonne : les mille insectes volants de la journée (j'avais, par chance, évité les moustiques) étaient remplacés par de petites bestioles rampantes, sautantes, qui ne facilitaient pas un sommeil déjà compromis par ma position tordue sur le sol. Mais jamais le froid n'en fut pas la cause et je me félicitai d'avoir emporté le nécessaire.
Enfin l'aurore succéda à l'aube, je le sentais à la densité du brouillard qui avait remplacé les filets légers de la veille. J'ouvris les yeux pour assister à un spectacle si prodigieux que je me crus encore en rêve. Du fond de mon lit improvisé je ne voyais que du blanc, un blanc cotonneux d'où sortaient, noires contre tout ce blanc, les têtes des roseaux. Peu à peu les formes des saules repoussaient celles des roseaux, l'épaisseur du brouillard diminua sensiblement et j'entendis le premier bruit du jour : l'envol d'un héron gris, certainement sorti de son habitacle très proche de moi pour aller chercher de quoi nourrir la maisonnée. Deux plongeons lui succédèrent, que je ne pus identifier, puis un ensemble de cris d'oiseaux, plus feutrés cependant, dont je me régalai. Je vins à penser que, contrairement à la veille où mon installation avait dû les troubler, mon silence et mon immobilité absolue leur permettaient maintenant de m'ignorer. Ils retissaient, comme tous les matins, une toile sonore de cris différents, d'appels, de réponses, et de mouvements aquatiques. Je ne bougeai pas encore : ce réveil en pleine nature était délicieux. Le brouillard reculait peu à peu mais l'ensemble du tableau restait en noir et blanc. Une grenouille poussa un « coa » bien ensommeillé, auquel comme un écho, succéda une réponse à l'autre bout de la pièce d'eau. Car j'étais au bord d'un étang, dont le thou portait témoignage, mais dont j'ignorais l'étendue. Je me levai lentement, en décomposant les mouvements au maximum pour ne rien troubler, et bientôt m'apparut un autre spectacle. La brume qui s'accrochait encore aux branches des saules ne laissait que quelques rubans sur l'eau mais de telle sorte que chaque herbe, roseau ou laiche, nénuphar ou lentille d'eau, en gardait une trace brillante, une pointe de diamant. Tout à coup tout cela s'embrasa : les premiers rayons du soleil firent flamber les reliefs de la brume, tout un réseau de fils d'or et d'argent se révéla, les rumeurs animales s'enflèrent et j'eus la vive émotion de voir comme si j'étais entrée dans un théâtre fait pour moi seule, le décor évoluer, passant du brillant au mat, des gris aux roses et surtout du glauque au bleu. Oui, j'avais devant moi une eau bleue, comme je n'en avais jamais vu dans un étang. La vase, les vaguelettes du vent, la faune et la flore, interdisaient souvent l'azur. Ce matin-là, ni vent ni vague, la pureté absolue de l'eau semblait fantastique en comparaison de la vie qui s'y manifestait bruyamment. Oui, j'étais émue, et de nouveau je ne bougeai plus. En m'approchant du bord, ce furent d'autres plaisirs. Tout remuait, mais d'une vie secrète, entre deux eaux. Une lèvre ronde osa franchir ces frontières, pour aspirer l'air du matin : une tanche ? une carpe ? Je m'y connaissais trop peu en poissons pour donner un nom. Et puis cela m'intéressait moins que de deviner à quel endroit les deux grenouilles avaient plongé en même temps, laissant des ronds derrière leurs longues pattes. Les herbes du bord remuaient d'on ne sait quelle vie sous-marine, qui laissait deviner un univers de plantes immergées, plutôt blanches, et dont l'image incertaine créait un mystère de plus. Soudain j'aperçus une fourrure se glisser au ras de l'eau : un rat ? les poils étaient très longs. Une loutre ? Je n'en avais vu qu'en images ... Peut-être un rat musqué, dont j'avais entendu prononcer le nom ...Il ne m'avait ni vue ni sentie : j'étais une statue de sel. Il avançait le museau hors de l'eau, comme ignorant des habitants de ce bord : d'autres proies peut-être ?
Le temps passa.. . Une demi-heure ? Davantage ? je ne sais. Un éclair blanc immaculé me sortit de ma léthargie : une aigrette venait poser ses pattes frêles à deux pas de moi, comme si elle m'ignorait. Je me mis à frissonner. Je rangeai mes habits, dont je gardai une bonne partie sur moi, car la chaleur du soleil était encore bien faible devant l'humidité laissée par le brouillard. ...Il fallait maintenant que je trouve de quoi me sustenter, les miettes de petits gâteaux secs ne me permettant pas d'espérer tenir longtemps. Il me sembla, après une heure de marche environ, entendre le moteur d'une quatre-quatre. La voiture se rapprocha en effet. On me demanda si l'on pouvait m'emmener, j'acceptai et retrouvai à la maison mon compagnon très agité. -Mais d'où viens-tu ?
Le récit de mon infortune fut rapide.
- Mais je croyais que tu étais avec J et M...
- Absolument pas ; je ne vous ai pas vus, j'ai marché en croyant que vous me faisiez une farce...
Bref, un malentendu. Mais j'avouai que j'avais désormais de ce plat pays une autre image... Cette nuit dehors m'avait tant émue que je commençais à prendre la mesure de la beauté des Dombes. Pour moi il y avait en effet désormais deux Dombes : celle d'avant mon épreuve initiatique, et celle d'après.
Aussi ai-je toujours gardé le pluriel même quand on me corrige.