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TROISIEME PRIX DU SALON

Troisième Prix, du Sou des Ecoles

   remis par Monsieur Emmanuel PERRIN,

                           Président du Sou des Ecoles

 

L’immeuble de la discorde

         de Madame Cécile Prévôt

 

Dimanche - Rez-de-chaussée - 19 heures

Anthony était au bord des larmes. Justin ne niait pas. Il venait de l’accuser, un peu au hasard, d’avoir couché avec Loïc à la soirée de vendredi et il ne démentait pas. Oh, il avait bien vu Loïc draguer son ami mais il n’aurait jamais cru que les choses puissent avoir dépassé le simple stade du flirt.

  • C’est … c’est dégueulasse ! Tu m’as trompé !
  • Oh ! Stop ! On n’est pas mariés, je te signale !
  • Mais on est ensemble depuis six mois ! Tu m’as dit que tu m’aimais !
  • Oui, je te l’ai dit ! Mais on parle de sexe, là ! J’étais bourré, et j’en avais envie, c’est tout !
  • Comment ça, c’est tout ? Parce que tu imagines que c’est comme ça que je vois une relation amoureuse ? Mais qu’est-ce que tu dirais si j’allais voir ailleurs en soirée, moi ?
  • Franchement ? Ça te décoincerait un peu ! Mais regarde-toi avec ta spatule à la main et tes casseroles ! On a vingt ans, pas soixante !
  • C’est pour toi que je fais des spaghettis à la bolognaise ! Tu adores ça !
  • La cuisine, le ménage, repasser le linge … Mais j’en ai marre, moi, de ton côté bonne fifille ! Je me casse !

La porte claqua avec fureur, ébranlant les murs de leur petit studio. Anthony, le cœur brisé, se laissa tomber au sol, sa spatule toujours à la main, et pleura toutes les larmes de son corps.

 

 

Premier étage – 19 heures 15

Arnaud monta le son de la télévision à l’aide de la télécommande, pour couvrir les bruits qui lui parvenaient de l’étage en-dessous. Aussitôt, Claire sortit de la cuisine :

  • S’il te plait, Arnaud, baisse un peu. Si tu réveilles le bébé maintenant, tu sais que nous allons encore passer une nuit d’enfer !
  • Mais j’y peux rien, moi, si le petit couple d’en-dessous est encore en train de hurler !
  • Arrête de crier, s’il te plait.
  • Je ne peux pas écouter la télé, je ne peux pas parler, en fait, tout ce que je peux faire, c’est aller bosser et me taire quand je rentre, c’est ça ?
  • Mais arrête de beugler, tu vas réveiller Estéban !
  • Estéban ! Il n’y en plus que pour lui, de toute façon ! Je te parle de moi mais tu t’en fous ! Ce qui compte, ce sont les huit kilos de hurlements que tu appelles ton fils !
  • Tu réalises ce que tu es en train de dire ? Non, mais ça ne va pas bien dans ta tête de parler d’Estéban de cette façon ?
  • Ca fait des mois qu’on ne dort pas ! Des mois qu’on n’a pas passé une nuit ensemble, tous les deux, dans le même lit, et je ne te parle même pas de notre vie sexuelle !

Arnaud s’arrêta net de parler et regarda sa femme d’un air malheureux. Mais l’air furieux de Claire le poussa à continuer :

  • Si tu continues à tout centrer sur ton fils, non seulement il deviendra de plus en plus capricieux, mais en plus, je vais me tirer !

Des pleurs de bébé se firent entendre dans le salon. Les mains crispés et les regards furieux du couple persistèrent quelques secondes. Chacun resta sur sa position et Claire s’élança dans la chambre de son fils. Quand Arnaud entendit la voix redevenue douce de sa femme rassurer le bébé, il prit sa veste et ses clés et sortit de l’appartement.

 

 

Deuxième étage – 19h35

Lisa et Michel lisaient chacun un journal dans leur salon, confortablement installés dans leur grand canapé. La sérénité du moment était légèrement entachée par les hurlements qui leur provenaient de l’étage voisin. Michel remarqua avec un brin d’humour :

  • C’est marrant, hein ? Avant, je les trouvais sympas les voisins du dessous. Mais depuis la naissance de leur fils, beaucoup moins !
  • Ça t’amuse. Tout t’amuse toujours, toi. Mais franchement, je pense qu’ils devraient consulter un psy. Ce n’est pas normal que ce gamin hurle vingt-quatre sur vingt-quatre !
  • Un psy ! Mais non ! C’est un nouveau-né, c’est tout. Un petit bébé, ça pleure. Il n’a pas d’autre moyen d’exprimer sa faim, sa terreur ou son besoin de téter. Ca va passer, rassure-toi !
  • Ah, j’oubliais que monsieur est un expert !
  • Sans être un expert, j’ai eu trois enfants de mon précédent mariage. Alors d’accord, ça remonte à une vingtaine d’années, mais ce sont des choses qu’on n’oublie pas.
  • On ne risque pas de l’oublier, étant donné que c’est la raison invoquée aux trois coups de téléphone par semaine de ton ex-femme !
  • D’abord, j’ai divorcé de mon ex-femme, mais pas de mes enfants. Ensuite, je ne crois pas que tu peux comprendre tout ce qu’implique d’être parent sans l’avoir été toi-même.
  • Ah bon ?! Je ne suis qu’une moitié de femme, parce que je n’ai jamais voulu avoir d’enfants ? Et le harcèlement de ton ex n’est pas dû au fait qu’elle est à moitié barrée du cerveau et qu’elle n’a jamais bien su si elle était hétéro, homo ou bi ! Franchement, à chaque fois, elle se trouve une nouvelle amie ou un nouvel ami et ensuite, c’est le bureau des pleurs ici, chez moi ! J’en ai plus qu’assez !
  • Mais pourquoi tu t’énerves comme ça ? Je ne te reproche rien, j’ai toujours accepté tes choix. Et Sabine n’est pas très stable, je le reconnais, mais elle a toujours été une bonne mère.
  • Non mais je rêve ! Tu daignes accepter mes choix ? Encore heureux ! Et Sabine n’aurait aucun problème, si elle acceptait une bonne fois pour toute qu’elle est gay ! Vous êtes pareils tous les deux, englués dans votre moralité judéo-chrétienne !
  • Elle est gay ! Elle est gay ! C’est tout ce que tu trouves à dire ? Pour une femme qui passe ses journées à lire des magazines de psychologie, je te trouve que tu simplifies beaucoup ! Ton choix de ne pas avoir d’enfants, de quitter son boulot parce que, je cite, il n’était pas assez épanouissant, et ça, ce n’est pas de la facilité ? Tu te prends pour une intello, mais moi, j’appelle ça de la paresse !
  • Ah, c’est comme ça que tu me vois ? Eh bien, regarde-moi bien parce que c’est la dernière fois !

Lisa sortit comme une furie de l’appartement, en happant au passage sac à main et manteau, sans oublier de claquer violemment la porte derrière elle.

 

 

Troisième étage – 19h50

Roland et Madeleine étaient tous deux assoupis devant leur téléviseur. Ils avaient fini de dîner depuis plus d’une heure et la digestion les empêchaient souvent de voir les infos de France 2. Mais le vacarme du dessous les réveilla bien avant le jingle de David Pujadas. Roland tenta de régler son appareil auditif afin de comprendre les hurlements qui traversaient leur plancher, mais sans baisser le son de la télévision, ce qui rendit caduque sa tentative.

  • Cochonnerie d’appareil ! Ça valait bien la peine de payer aussi cher, tiens !
  • Calme-toi, Roland. Le docteur a dit que tu t’énervais trop pour ta tension.
  • Le docteur, il n’a qu’à me changer mes médicaments. Il en prend trop à son aise, celui-là. Avec lui, c’est nous qui devons manger ceci et pas cela, faire de l’exercice, mais quand il s’agit de donner un traitement, alors là, il n’y a plus personne. Si c’est ça la médecine moderne, ils n’ont pas intérêt à tomber malades, les jeunes !
  • Tu exagères toujours.
  • La dernière fois qu’on l’a appelé, tu te rappelles quand ça me comprimait le thorax ? Tu te souviens de son ordonnance ? Il m’a dit de respirer amplement et d’être un peu plus gai dans la vie ! C’est sérieux, ça, pour un médecin ?
  • Ah ben, c’est comme les voisins du dessous alors : ils criaient « elle est gaie, elle est gaie ! ».
  • C’est absurde ce que tu dis, Madeleine. Ils se disputaient, je l’ai bien entendu, même avec ce stupide appareil.
  • Mais moi j’entends très bien, monsieur, et je te dis qu’ils disaient, hurlaient même : « elle est gaie » !
  • Tu as mal compris, c’est tout ! Et puis, eux, ils n’étaient pas gais du tout !
  • Peut-être qu’ils aimeraient bien être gais, eux aussi ! Et rire un peu. Mais avec un type qui ronchonne la journée et qui ronfle la nuit, crois-moi, j’aimerais bien être sourde moi aussi !
  • Je ne suis pas sourd !!!
  • Si, tu es sourd ! Et tu n’es pas gai !
  • Ah, les femmes !

Vexé et à court d’arguments, Roland augmenta le son du téléviseur. Madeleine s’extirpa du canapé et clopina jusqu’à la cuisine, dont elle claqua la porte. Elle continua toute seule la conversation à mi-voix et se vengea du manque d’écoute de son époux en frottant ses casseroles.

 

Quatrième étage – sous les combles – 20h10

Dans son petit studio, Christelle finissait de remplir son profil Meetic. Trop de déceptions sentimentales l’avaient poussé à s’inscrire sur le site de rencontres. Là au moins, elle espérait filtrer les prétendants. Le bruit de la dispute de ses voisins du dessous lui parvint. Elle ajouta sur sa fiche : « pour une relation gaie et harmonieuse ».

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