Quatrième Prix
Amour, délices et…morgue
Madame Juliane Roussel
J’enclenche la cinquième vitesse et appuie sur l’accélérateur : je ne serai jamais à la maison avant midi ! Pourtant je m’étais juré d’arriver à l’heure. C’est que Madame ma Mère a le respect des convenances et se veut être une parfaite maîtresse de maison ! Ma nombreuse famille maternelle aime les repas pour nous regrouper. Nous avons toujours fêté ensemble Noël, le Nouvel An, la galette des Rois, toutes les fêtes typiques, quoi ! Moi, cette « tribu » me pèse parfois. Je n’ai ni l'envie ni le besoin d'être dans un véritable clan ! Je trouve qu’ils empiètent tous sur l’intimité de chacun d’entre nous. Je suis agacée par leurs visites à l'improviste, où on finit toujours par manger ensemble ! Je les aime bien, mais je fais la tête quand ils arrivent : ma mère en souffre, elle me trouve égoïste, pleine de morgue, « comme ton grand-père !» ajoute-t-elle
Quelle circulation ! Je n’arrive pas à doubler ce poids lourd ! Je serai en retard ! J’appréhende le regard lourd de reproche que me lancera ma mère quand j’arriverai, quant à Grand-Mère, elle soupirera ironiquement : « Mieux vaut tard que jamais ! » Seul, grand-père ne dira rien et pour cause, il ne peut plus parler. Pauvre Papy ! Il a eu il y a trois ans un AVC, et il a perdu l’usage de la parole : c’est la mutité complète. C’est affligeant et révoltant de voir grand-père aussi pitoyable ! Autrefois, toute la famille le respectait et tremblait devant lui, sauf moi. J’adorais mon Papy Louis ! J’étais, je le reconnais, sa petite-fille préférée. J’ai du mal à retenir mes larmes en le voyant condamné au silence. Seul, son regard perçant et le geste agacé de ses mains, montrent qu’il comprend tout de même ce que nous disons.
Norbert, mon petit frère sera là, avec sa copine, et peut-être aussi Damien, notre aîné, avec ses enfants : leur présence rendra mon retard moins pénible !
J’espère que « la famille » n’a pas appris ma rupture avec Philippe, sans cela je n’ai pas fini d’entendre les « Je te l’avais bien dit que ce n’était pas un garçon sérieux ! » de tante Agathe, les « Ma pauvre petite fille ! » apitoyés de ma grand-mère et la rengaine maternelle : « Un couple ne fonctionne bien que grâce aux compromis réciproques ! »
Leur affection m’étouffe parfois, en ce moment, elle me hérisse ! « Famille je vous hais ! »
Enfin, j’arrive dans le jardin : le portail est ouvert, trois voitures sont déjà garées ! J’avance et gare mon auto à côté de celle de mes parents. Je monte en hâte : ils sont déjà tous dans la salle-à- manger : il est vrai qu’il est vingt heures quinze !
En arrivant sur le seuil, je m’arrête, saisie. Au milieu de la pièce, trône la grande table avec toute la famille autour ! Je pensais retrouver mes parents, mes grands-parents, mon frère et sa copine, mais ils sont tous là ! Même mes deux grand-tantes, Hélène et Agathe !
«Ah ! Te voilà, enfin ! fulmine ma mère
Son ton hostile m’écorche les nerfs. Je refoule ma colère, et l’embrasse mécaniquement :
- « Nous avons appris que tu avais des ennuis sentimentaux, alors, nous sommes tous venus » déclare du haut de ses quatre-vingt-dix printemps, la grand- tante Hélène, une sœur de ma grand-mère.
Comment l’ont-ils su ? Je n’en avais parlé qu’à mon frère Damien. Je le lorgne d’un air soupçonneux, mais il fuit mon regard
- En famille, on est toujours là quand l’un d’entre nous a du chagrin ! » affirme tante Brigitte, la sœur de ma mère.
- Ma pauvre petite-fille ! gémit Grand-Mère en me serrant dans ses bras. Je respire toujours avec le même plaisir son parfum, un parfum qui n’appartient qu’à elle : poudre de riz, eau de lavande, un parfum frais et émouvant qui me rappelle mes souvenirs heureux d’enfant choyée.
Devant tous ces regards compatissants, je me cabre, blessée dans mon orgueil : ils ont l’air de croire que je suis une victime, une pauvre femme abandonnée, mais c’est faux ! Serrant les lèvres pour ne pas leur répondre vertement de se mêler de leurs affaires, je m’approche de Grand-père. Il relève la tête et ses yeux s’éclairent en me voyant. Je l’embrasse tendrement. Ses joues sont rêches. Mon cœur se gonfle : «Mon Papy ! » Quelle complicité entre nous, quel profond amour nous unissait. Je caresse ses doigts noueux. Il pose une main tremblante sur mon bras. Qui pourrait croire que ce vieillard taciturne était Louis Dupuis, ce chef d’entreprise craint et respecté de tous, un homme plein de morgue envers ses concurrents mais généreux envers les démunis, un pater familias qui décidait trop souvent seul, c’est vrai, pour toute la famille : personne, hormis moi, n’osait lui tenir tête.
Enzo et Natacha, mes neveux, s’approchent de nous et m’embrassent gentiment, en me regardant d’un air apitoyé : c’est moi seule qui suis en butte à l’attention de toute ma famille, pour l’instant, mais ma mère intervient !
« Tu as vu le look de ta nièce ?»
Natacha porte une jupe courte sur un jean effiloché et ses cheveux aux reflets volets, pendent en mèches et chignon désordonnés sur son front et ses épaules :
« Ben quoi ! C’est tendance ! marmonne l’adolescente en levant les épaules.
- Elle est franchement déguisée ! glousse tante Agathe en riant, et il faut qu’elle soit jolie pour supporter une telle coiffure !
- Tu pourrais soigner ta tenue quand tu viens en famille ! gronde ma mère. Ça m’étonne que ton père tolère cela ! »
Le père en question lève les épaules d’un geste traduisant à la fois son impuissance et une sorte de fatalisme. Damien, divorcé, s’est vu confier la garde de ses deux enfants : on ne parle jamais lors des repas de famille de la « femme indigne qui a abandonné ses enfants !»
- L’habit ne fait pas le moine, et chacun son look ! » riposte le doux Enzo qui pour une fois a daigné baisser la capuche de son blouson.
-C’est aux parents de diriger le choix et les goûts de leurs enfants ! » clame d’un ton docte tante Hélène
Là, j’interviens :
« C’est vrai que tu as l’expérience toi qui ne t’es jamais mariée et n’as jamais eu d’enfant !
-Tu es une petite peste ! fulmine tante Hélène furieuse. Je commence à comprendre pourquoi ton fiancé t’a quittée !
C’est alors que du haut de ses quinze ans, Enzo lâche une phrase assassine :
-«Encore des reproches ! Avec vous, c'est toujours pareil ! Quand je pense que j’ai raté le match France/Argentine pour venir ici ! »
Des »Oh !» indignés fusent, mais l’entrée triomphale de Maman sauve la situation.
- Les moules farcies sont prêtes ! Mangez vite tant que c’est chaud ! propose –t-elle en posant la lourde cocotte de fonte sur la table.
-Woua ! On a bien fait de venir ! s’exclame grand-oncle Pierre, ravi.
- C’est son plat préféré ! ajoute Agathe sa femme.
- Alors, Enzo, tu regrettes toujours ton match ? demande tante Hélène moqueuse.
- Alors, là, non ! riposte mon neveu souriant, en tendant son assiette à sa grand-mère.
- En plus, de toute la famille, c’est toi qui réussis le mieux ce plat ! affirme Mamie Julie.
- Un ban pour la maîtresse de maison !», réclame le sémillant grand-oncle :
Je savoure soudain le bonheur de partager avec tous les membres de ma famille, ce moment heureux. Cela se voit dans nos regards croisés, nos bouches souriantes, nos visages épanouis par une bonne rigolade générale, suite au talent d’imitateur d’Enzo. Ce repas est un bon moyen de resserrer les liens familiaux, c'est convivial, chaleureux, on peut partager plein de choses, et c'est un bon moyen d'être pour une fois tous ensemble et de s'apprécier mutuellement.
Malheureusement, une petite contrariété s’invite à table : voici que mon portable que j’ai oublié d’éteindre sonne : un braiement désespéré d’âne, égrené par mon appareil laisse place à un silence glacial. Je regarde vite le correspondant : ma meilleure copine. Tant pis ! J’éteins mon téléphone en les priant de m’excuser.
« Tu sais pourtant, déclare ma grand-mère, ce que nous pensons des portables et des ordinateurs ! Ils envahissent votre vie et vous isolent sans que vous vous en rendiez compte !
- C’est vrai, renchérit ma mère, c’est pourquoi je tiens tant à tous vous réunir autour d’un bon repas, à la moindre occasion. C’est un lien familial et social de communication. »
Dans cette grande tablée, il règne pour l’instant une ambiance joyeuse mais elle devient soudain houleuse quand innocemment j’évoque l’absence de la nouvelle compagne de mon frère. S’il y avait bien une chose à ne pas aborder, c’étaient les frasques de Norbert Le repas n’est pas un confessionnal, encore moins un lieu où déballer ses problèmes. Bien entendu à table, on s’efforce de ne jamais parler d'argent, d'amour ni de religion. Ce qui ne m’empêchera pas de discuter en tête-à-tête avec mon petit frère, après le repas. Pauvre Norbert ! Toujours en quête du grand amour, toujours déçu ! Je regarde mon petit frère chéri avec tendresse. Il comprend et m’adresse un grand sourire. Pour moi, je le reconnais, ces repas de famille c'est toujours la joie de me retrouver avec mes frères, de les taquiner, de partager leurs attentes, et aussi leurs peines, leurs inquiétudes, nos souvenirs. L'amour fraternel est très fort chez nous.
Des cris de joie et d’admiration me sortent de ma rêverie : maman apporte une magnifique omelette norvégienne, faite maison, notre délice quand nous étions enfants. Tous la complimentent. Elle a l’air joyeux.
Mon père, toujours d’un calme olympien face à cette tribu, verse le champagne qui pétille dans les coupes levées vers lui.
Et en regardant ce clan infernal et joyeux réuni autour de la grande table, sans trop savoir pourquoi, j’ai soudain envie de rire et de pleurer à la fois. Dans un monde de violence, de peur et de haine, la tribu a ses charmes et les retrouvailles peuvent faire chaud au cœur.
Nous trinquons tous en effleurant les délicate coupes en cristal de Bohème. Nous nous apprêtons à boire, chacun portant un toast quand, malencontreusement Natacha et Enzo, en choquant trop fort leurs verres les brisent tous les deux.
Un silence pétrifié. Puis, Madame ma mère se transforme en véritable furie, elle crie, traite ses petits enfants de débiles, d’irresponsables, les accuse de ne rien respecter, précise que ces verre étaient en pur cristal, qu’elle n‘en aurait bientôt plus, que.. .
Alors, mue par je ne sais quelle impulsion, je vide ma coupe et la balance derrière mon épaule, à la russe. Elle se brise en mille éclats dans un son cristallin qui se répercute à l’infini, me semble-t-il, suivi d’un lourd silence.
Soudain, une sorte de grincement enroué et rauque résonne. Nous nous figeons tous, et nos regards convergent vers mon grand- père : il rit, il rit, et il parvient à bredouiller :
« C’est trop drôle ! Trop drôle ! Ah !ma petite fille : je te reconnais bien là ! Tu es une vraie Dupuis, toi ! »