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  • TROISIEME PRIX DU SALON

    Troisième Prix, du Sou des Ecoles

       remis par Monsieur Emmanuel PERRIN,

                               Président du Sou des Ecoles

     

    L’immeuble de la discorde

             de Madame Cécile Prévôt

     

    Dimanche - Rez-de-chaussée - 19 heures

    Anthony était au bord des larmes. Justin ne niait pas. Il venait de l’accuser, un peu au hasard, d’avoir couché avec Loïc à la soirée de vendredi et il ne démentait pas. Oh, il avait bien vu Loïc draguer son ami mais il n’aurait jamais cru que les choses puissent avoir dépassé le simple stade du flirt.

    • C’est … c’est dégueulasse ! Tu m’as trompé !
    • Oh ! Stop ! On n’est pas mariés, je te signale !
    • Mais on est ensemble depuis six mois ! Tu m’as dit que tu m’aimais !
    • Oui, je te l’ai dit ! Mais on parle de sexe, là ! J’étais bourré, et j’en avais envie, c’est tout !
    • Comment ça, c’est tout ? Parce que tu imagines que c’est comme ça que je vois une relation amoureuse ? Mais qu’est-ce que tu dirais si j’allais voir ailleurs en soirée, moi ?
    • Franchement ? Ça te décoincerait un peu ! Mais regarde-toi avec ta spatule à la main et tes casseroles ! On a vingt ans, pas soixante !
    • C’est pour toi que je fais des spaghettis à la bolognaise ! Tu adores ça !
    • La cuisine, le ménage, repasser le linge … Mais j’en ai marre, moi, de ton côté bonne fifille ! Je me casse !

    La porte claqua avec fureur, ébranlant les murs de leur petit studio. Anthony, le cœur brisé, se laissa tomber au sol, sa spatule toujours à la main, et pleura toutes les larmes de son corps.

     

     

    Premier étage – 19 heures 15

    Arnaud monta le son de la télévision à l’aide de la télécommande, pour couvrir les bruits qui lui parvenaient de l’étage en-dessous. Aussitôt, Claire sortit de la cuisine :

    • S’il te plait, Arnaud, baisse un peu. Si tu réveilles le bébé maintenant, tu sais que nous allons encore passer une nuit d’enfer !
    • Mais j’y peux rien, moi, si le petit couple d’en-dessous est encore en train de hurler !
    • Arrête de crier, s’il te plait.
    • Je ne peux pas écouter la télé, je ne peux pas parler, en fait, tout ce que je peux faire, c’est aller bosser et me taire quand je rentre, c’est ça ?
    • Mais arrête de beugler, tu vas réveiller Estéban !
    • Estéban ! Il n’y en plus que pour lui, de toute façon ! Je te parle de moi mais tu t’en fous ! Ce qui compte, ce sont les huit kilos de hurlements que tu appelles ton fils !
    • Tu réalises ce que tu es en train de dire ? Non, mais ça ne va pas bien dans ta tête de parler d’Estéban de cette façon ?
    • Ca fait des mois qu’on ne dort pas ! Des mois qu’on n’a pas passé une nuit ensemble, tous les deux, dans le même lit, et je ne te parle même pas de notre vie sexuelle !

    Arnaud s’arrêta net de parler et regarda sa femme d’un air malheureux. Mais l’air furieux de Claire le poussa à continuer :

    • Si tu continues à tout centrer sur ton fils, non seulement il deviendra de plus en plus capricieux, mais en plus, je vais me tirer !

    Des pleurs de bébé se firent entendre dans le salon. Les mains crispés et les regards furieux du couple persistèrent quelques secondes. Chacun resta sur sa position et Claire s’élança dans la chambre de son fils. Quand Arnaud entendit la voix redevenue douce de sa femme rassurer le bébé, il prit sa veste et ses clés et sortit de l’appartement.

     

     

    Deuxième étage – 19h35

    Lisa et Michel lisaient chacun un journal dans leur salon, confortablement installés dans leur grand canapé. La sérénité du moment était légèrement entachée par les hurlements qui leur provenaient de l’étage voisin. Michel remarqua avec un brin d’humour :

    • C’est marrant, hein ? Avant, je les trouvais sympas les voisins du dessous. Mais depuis la naissance de leur fils, beaucoup moins !
    • Ça t’amuse. Tout t’amuse toujours, toi. Mais franchement, je pense qu’ils devraient consulter un psy. Ce n’est pas normal que ce gamin hurle vingt-quatre sur vingt-quatre !
    • Un psy ! Mais non ! C’est un nouveau-né, c’est tout. Un petit bébé, ça pleure. Il n’a pas d’autre moyen d’exprimer sa faim, sa terreur ou son besoin de téter. Ca va passer, rassure-toi !
    • Ah, j’oubliais que monsieur est un expert !
    • Sans être un expert, j’ai eu trois enfants de mon précédent mariage. Alors d’accord, ça remonte à une vingtaine d’années, mais ce sont des choses qu’on n’oublie pas.
    • On ne risque pas de l’oublier, étant donné que c’est la raison invoquée aux trois coups de téléphone par semaine de ton ex-femme !
    • D’abord, j’ai divorcé de mon ex-femme, mais pas de mes enfants. Ensuite, je ne crois pas que tu peux comprendre tout ce qu’implique d’être parent sans l’avoir été toi-même.
    • Ah bon ?! Je ne suis qu’une moitié de femme, parce que je n’ai jamais voulu avoir d’enfants ? Et le harcèlement de ton ex n’est pas dû au fait qu’elle est à moitié barrée du cerveau et qu’elle n’a jamais bien su si elle était hétéro, homo ou bi ! Franchement, à chaque fois, elle se trouve une nouvelle amie ou un nouvel ami et ensuite, c’est le bureau des pleurs ici, chez moi ! J’en ai plus qu’assez !
    • Mais pourquoi tu t’énerves comme ça ? Je ne te reproche rien, j’ai toujours accepté tes choix. Et Sabine n’est pas très stable, je le reconnais, mais elle a toujours été une bonne mère.
    • Non mais je rêve ! Tu daignes accepter mes choix ? Encore heureux ! Et Sabine n’aurait aucun problème, si elle acceptait une bonne fois pour toute qu’elle est gay ! Vous êtes pareils tous les deux, englués dans votre moralité judéo-chrétienne !
    • Elle est gay ! Elle est gay ! C’est tout ce que tu trouves à dire ? Pour une femme qui passe ses journées à lire des magazines de psychologie, je te trouve que tu simplifies beaucoup ! Ton choix de ne pas avoir d’enfants, de quitter son boulot parce que, je cite, il n’était pas assez épanouissant, et ça, ce n’est pas de la facilité ? Tu te prends pour une intello, mais moi, j’appelle ça de la paresse !
    • Ah, c’est comme ça que tu me vois ? Eh bien, regarde-moi bien parce que c’est la dernière fois !

    Lisa sortit comme une furie de l’appartement, en happant au passage sac à main et manteau, sans oublier de claquer violemment la porte derrière elle.

     

     

    Troisième étage – 19h50

    Roland et Madeleine étaient tous deux assoupis devant leur téléviseur. Ils avaient fini de dîner depuis plus d’une heure et la digestion les empêchaient souvent de voir les infos de France 2. Mais le vacarme du dessous les réveilla bien avant le jingle de David Pujadas. Roland tenta de régler son appareil auditif afin de comprendre les hurlements qui traversaient leur plancher, mais sans baisser le son de la télévision, ce qui rendit caduque sa tentative.

    • Cochonnerie d’appareil ! Ça valait bien la peine de payer aussi cher, tiens !
    • Calme-toi, Roland. Le docteur a dit que tu t’énervais trop pour ta tension.
    • Le docteur, il n’a qu’à me changer mes médicaments. Il en prend trop à son aise, celui-là. Avec lui, c’est nous qui devons manger ceci et pas cela, faire de l’exercice, mais quand il s’agit de donner un traitement, alors là, il n’y a plus personne. Si c’est ça la médecine moderne, ils n’ont pas intérêt à tomber malades, les jeunes !
    • Tu exagères toujours.
    • La dernière fois qu’on l’a appelé, tu te rappelles quand ça me comprimait le thorax ? Tu te souviens de son ordonnance ? Il m’a dit de respirer amplement et d’être un peu plus gai dans la vie ! C’est sérieux, ça, pour un médecin ?
    • Ah ben, c’est comme les voisins du dessous alors : ils criaient « elle est gaie, elle est gaie ! ».
    • C’est absurde ce que tu dis, Madeleine. Ils se disputaient, je l’ai bien entendu, même avec ce stupide appareil.
    • Mais moi j’entends très bien, monsieur, et je te dis qu’ils disaient, hurlaient même : « elle est gaie » !
    • Tu as mal compris, c’est tout ! Et puis, eux, ils n’étaient pas gais du tout !
    • Peut-être qu’ils aimeraient bien être gais, eux aussi ! Et rire un peu. Mais avec un type qui ronchonne la journée et qui ronfle la nuit, crois-moi, j’aimerais bien être sourde moi aussi !
    • Je ne suis pas sourd !!!
    • Si, tu es sourd ! Et tu n’es pas gai !
    • Ah, les femmes !

    Vexé et à court d’arguments, Roland augmenta le son du téléviseur. Madeleine s’extirpa du canapé et clopina jusqu’à la cuisine, dont elle claqua la porte. Elle continua toute seule la conversation à mi-voix et se vengea du manque d’écoute de son époux en frottant ses casseroles.

     

    Quatrième étage – sous les combles – 20h10

    Dans son petit studio, Christelle finissait de remplir son profil Meetic. Trop de déceptions sentimentales l’avaient poussé à s’inscrire sur le site de rencontres. Là au moins, elle espérait filtrer les prétendants. Le bruit de la dispute de ses voisins du dessous lui parvint. Elle ajouta sur sa fiche : « pour une relation gaie et harmonieuse ».

  • DEUXIEME PRIX DU SALON

    Deuxième Prix, du « Château de Salvert »

    remis par Monsieur Walter Martin,

    Maire d’Attignat, Conseiller Départemental

     

    LE RECLUS

          de Madame Hélène PERRAUD-BOUSSOUARD

     

     Le Reclus, plus hameau que village puisqu'il ne possédait pas d'église mais n'était fier que d'une chapelle, ne présentait pas de « beauté » particulière. Accroché à la moraine d'un ancien glacier, pour être reclus, il l'était vraiment, en amont de la vallée descendant du col à la ville.

    Cependant, pour qui voulait bien y faire un détour, le Reclus savait montrer son charme. Son caractère venait de ses habitants, bien plus que de ses maisons de pierres sombres. Deux familles y vivaient en bonne entente.

    Les Bonnard, les anciens, en était l'épicentre. Paysans ne possédant que trois vaches, isolés en ce lieu depuis le siècle dernier, les deux frères et la sœur vivaient de façon autarcique. Les jeunes Bosolini, eux, avaient créé plus récemment leur élevage. On les disait baba cool, juste à cause de leur choix d'élever des chèvres. Mais cela importait peu ni à Tatie, l'aînée de la fratrie Bonnard, dont la timidité maladive provoquait le bégaiement, ni à Nanard, un peu soiffard, un peu poète, et encore moins à Toinou, gentil simplet au regard tantôt vide tantôt espiègle.

    Tout ce petit monde avait fini par tisser des liens quasi familiaux. Après quelques années, le sérieux et le travail acharné du couple Bosolini permit l'installation du fils David, avec l'agrandissement du cheptel par une troupe de brebis. Fort physiquement comme moralement, il avait un caractère bien trempé, le David. Il ne fallait pas lui marcher sur les pieds.

    Au fil du temps trois autres maisons furent restaurées par des gens de la ville qui venaient en vacances hiver comme été. Le hameau s'animait un peu plus alors, et les repas en commun de raclette et autre tartiflette, tout comme les parties de boules l'été, participaient à une belle harmonie villageoise. Puis, les années passant, le couple Ladou, professeurs de lycée passionnés de montagne, annonça son intention de vivre leurs retraites au Reclus. Deux habitants en plus, quelle joie !

     

    Un an plus tard, juste le jour de la première neige, le poète au cœur d'or, l'ami Nanard mourut.

    Un cancer de la gorge l'emporta, laissant la petite population du hameau orpheline.

    Et puis Tatie et Toinou furent pris en charge par la tutelle administrative, internés « pour leur bien » dans une maison de vieux en ville. Cette prise en charge fut brève. Ils disparurent l’un après l’autre dans la même année. Ils ne coûtèrent pas cher à la collectivité.

    Et depuis, l'harmonie au Reclus ne fut plus la même. Le hameau avait perdu bien plus que trois habitants, son âme.

    Un soir de juillet, le temps était à l'orage. La tension électrique était dans l'air, chacun sur les nerfs, l'invective au bord des lèvres.

    – Oh, Aline, Aline, tes chèvres ont brouté mes fleurs ! Viens voir un peu ! Tes chèvres ont saccagé mes fleurs !

    La voisine criait sur le pas de la porte d'entrée.

    – Bonsoir, Francine, excuse-nous. Je suis désolée, je finis mon boulot et j'arrive, répondit la fermière du fond du corridor.

    – Oui, mais je te jure, déjà hier elles les ont piétinées. On dirait que David fait exprès de passer lentement devant chez nous quand il les rentre !

    – Oh ça, ça m'étonnerait, qu'est-ce que tu vas chercher ! Ne t'inquiète pas, on va réparer ça… répondit-elle avec un large sourire.

    Elle enleva sa blouse blanche de fromagère et traversa rejoindre son garçon qui avait commencé la traite. Le ronronnement de la machine à traire l'obligea à parler haut pour relater la rouspétance de Francine.

    – Ouais… pas grave, c'est que des fleurs…

    – Mais, enfin fais attention, tu sais bien qu'il faut respecter…

    – Ah merde ! Respecter ! Depuis qu'ils sont là, faudrait tout changer !

    – David, écoute, elle pense que tu fais exprès…

    – Et quoi encore ! (Il avait crié.) Les chèvres passent là depuis plus de vingt ans, pourquoi elle plante ses fleurs là, juste au bord ? Son jardin est assez grand, non ?

    – Bon écoute, calme-toi. Je vais arranger ça, mais dorénavant, on ne passera plus devant chez eux, on fera le tour, c'est pas la peine de faire des histoires.

    David répondit en bougonnant mais elle fit celle qui n'avait pas entendu. Elle n'eut pas le temps de mettre le nez dehors que l'orage éclata, avec la violence des grandes colères. La mère regarda par l'ouverture le rideau de grosses perles de pluie, serrées et agressives. Un éclair violet zébra la vallée avec un déchirement assourdissant.

    Elle est pas tombée loin, celle-là !

    Les gouttes se transformèrent en grêlons qui rebondissaient sur le sol de la cour. La paysanne dut fermer la porte pour s'en protéger.

    Ah, ben, cette fois, les fleurs, on n'en parle plus !

     

    Plus tard, à la fin d'août, les Bosolini invitèrent tout le monde à déguster un méchoui, que David tourna lentement au-dessus de la braise.

    La nuit tombait sur les restes des agapes. On dégustait des petits verres de « blanche » et ça chauffait le gosier et les esprits. La discussion portait sur l'écologie, propos devenus incontournables en bonne société.

    – Les agriculteurs ne sont pas si respectueux de la nature, asséna Ladou plein d'assurance.

    – Tu ne peux pas dire ça en général, on ne peut pas dire qu'on n'est pas bio, même si on n'a pas le label. On utilise pâturages et alpages…

    – Oui… OK, mais regarde comme ton troupeau de brebis ravine la montagne à force de passer… c'est pas anodin.

    – Eh oui, intervint Martin Bosolini, pour les protéger du loup on est obligé de les redescendre chaque soir dans le parc de nuit, et elles passent toujours au même endroit… pas le choix.

     

    – Ah, le loup ! Le loup, il a bon dos ! On connait le discours des paysans de vouloir tous les exterminer, mais il vaudrait mieux réfléchir à votre façon de travailler. Et puis vous avez trop de bêtes !

    David s'était dressé face à Paul Ladou, regard fixe et poings serrés.

    – C'est sûr qu'avec deux belles retraites de profs c'est facile de juger le travail des autres ! lâcha-t’il de sa voix profonde.

    Les voisins des deux autres maisons n'apprécièrent pas la tournure de la conversation.

    – Oh, on peut pas parler d'autre chose ! Allez Martin, sors la guitare, fais-nous ton flamenco, allez…

    David regarda son père et sa mère et partit sans un mot.

    « La guitare, la guitare, la guitare ! »

    Au rythme des battements de mains, Aline Bosolini s'affairait à remporter plats et vaisselles jusqu'à la cuisine.

    Quand elle retourna à la veillée, le couple Ladou était parti sans au revoir ni merci.

    Aline en fut peinée, non par ce manque de politesse, mais parce qu'elle sentait avec nostalgie que le meilleur était passé.

    L'hiver recouvrit le petit monde de Reclus sous son épais manteau de neige suspendant le temps. Et dès le printemps, la marche des jours reprit sa vive allure à l'instar du torrent bondissant sous le pont de bois. L'espace blanc fit place au pâturage verdoyant. La famille Bosolini étudiait un nouveau projet. La bergerie devenue trop étroite pour le troupeau méritait un agrandissement.

    Et là s'installa la discorde. Les Ladou, vent debout contre toute nouvelle construction, tentèrent toutes les démarches auprès des administrations pour bloquer l'autorisation de bâtir. Mais ils échouèrent. C'était compter sans leur ténacité. Un recours fut obtenu, asservi d'un arrêt du chantier. Catastrophe pour les éleveurs soucieux d'abriter leur troupeau pour l'hiver à venir. David ne décolérait pas.

     

    Une altercation assez violente eut lieu un jeudi de juin à la tombée du jour avec Francine Ladou estimant que le passage de l'épandeur à fumier laissait trop d'odeurs caractéristiques de la campagne. Le ton était monté, plus que jamais.

    Le lendemain matin à l'aube, le jeune David chargé de son sac à dos monta les brebis à l'alpage. Sa mère le regardait monter, une main en visière sur le front plissé tant par l'éblouissement des premiers rayons du soleil que par l'inquiétude. Mauvais pressentiment.

    Sa respiration se bloqua. Le Paul Ladou à grandes enjambées avalait le dénivelé en direction du troupeau. Sûr qu'il allait chercher noises à David.

    Et la voilà qui grimpait à son tour avec fébrilité. Elle accéléra le pas pour passer au-dessus de la falaise. Il lui restait cent mètres, ils en étaient venus aux mains. Elle cria mais le son s'éteignit dans sa gorge privée d'air.

    – Arrêtez, arrêtez, vous êtes fous ! David ! NON !

    Elle arrivait sur eux, se jetant dans la bataille pour les séparer. Elle prit un poing non identifié sur la tempe, et vacilla. Mais elle se reprit vite et voulut bloquer le Paul Ladou qui avait prit son élan pour un nouvel assaut. Le choc la fit voler, sa main droite se rattrapa à un arbrisseau dont les épines s'enfoncèrent dans sa paume.

    Ses pieds rencontrèrent le vide. Sa stupeur passée, elle évalua la situation. Elle était perdue. Les mains qu'on lui tendait au-dessus de sa tête étaient inaccessibles. Elle lâcherait le plant d'épine vinette bien avant l'arrivée de secours éventuels, pour une chute de cinquante mètres. Elle était perdue. Et cette constatation contre tout attente l'apaisa. Comme étouffées par un filtre de coton, les voix lui parvenaient. Elle reconnut celle de son fils.

    – Maman !

    Et l'émotion submergea la mère.

    Vous l'aurez sûrement compris, la mère c'était moi, Aline Bosolini. Et ma vie se terminait là, dans ces montagnes que j'avais tant aimées. Je levai doucement les yeux et vit deux têtes horrifiées et deux bras vainement tendus. Un peu plus loin, trois brebis curieuses me scrutaient en mâchonnant. Tellement fatiguée, j'avais souvent voulu en finir juste pour trouver le repos mais j'étais loin d'imaginer que cela viendrait de cette façon-là.

    Un craquement déchirant, une secousse. L'épine vinette s'arrachait de son rocher.

    – Maman !

    C'était la fin.

    – Maman ! Maman !

    – …

    – Maman, Maman, on a gagné ! Réveille-toi On a gagné !

    – David ? Mais…

    – Réveille-toi, on a gagné ! Le tribunal les a déboutés ! On va boire un coup avec Maître Berlovitch ! Tu viens ?

    J'étais sur le siège passager de la voiture garée le long du boulevard. Ne voulant pas entrer au tribunal, anxieuse du verdict, je m'étais endormie. Et j'avais du mal à rejoindre la réalité.

    Et bien, allons boire un coup, soupirai-je en refermant le véhicule.

    Mais peut-être bien que je suis au paradis…

  • GRAND PRIX DU SALON DU LIVRE 2016

    Grand Prix du Salon 2016

    décerné par Madame Clotilde Fournier, représentant Monsieur le Président du Conseil Départemental de l’Ain

     

    Alternative

          de Monsieur Eric Gohier

     

    La vie ressemble aux périphériques ceinturant les villes. Elle délimite zones de contrainte et espaces de liberté. À cette différence près que l'existence offre peu d'occasions de revenir sur ses pas !

    Chaque intersection offre un choix, propose une option. Et chacun pense, au moment de s'engager, que son choix est le bon et l'option la meilleure.

     

    Et puis... la vie suit son cours. Peut-on l'en blâmer ? Elle ne sait rien faire d'autre… Sinon drainer parfois au grand étal des pensées sans mérite, son lot de désenchantements, de regrets et de peines.

    Vient alors le temps des remords, des rancœurs, des si j'avais su. Les événements se réorchestrent cent fois dans les têtes. Ils se parent d'avenirs plus soyeux, de présents plus chatoyants.

    Commence alors le douloureux décompte de nos actes manqués !

    Mais la nostalgie n'est qu'un baume inapte à panser les plaies ouvertes. Et l'on reste des jours, des semaines, parfois des vies entières, à ruminer de vieilles rancœurs saupoudrées d'amertume, à s'en vouloir d'être passé si près de devenirs prometteurs.

     On se mortifie, on se lamente en silence… mais rien n'y fait. La vie roule, coule ou roucoule mais ne regarde jamais en arrière. C'est un fleuve qui court pour retrouver la mer sans s'illusionner qu'un jour le tumulte de ses eaux retrouve le calme de leur source. Alors, on s'accommode, on s'atrophie ou on s'adapte.

    Qui saurait composer autrement ?

     Éva avait eu le temps de penser à tout ça en montant, tremblante d'émotion, les cinq étages menant à son appartement. L'ascenseur était une nouvelle fois en panne.

    Serrées dans sa main, trois lettres bruissaient à chacun de ses pas, malmenées qu'elles étaient au joug de l'émotion.

    Sur l'une d'entre elles, elle avait reconnu l'écriture de Luc.

    Dix ans après, elle avait lu dans le délié des lettres, l'atrophie des e et la pompeuse majesté des majuscules, la calligraphie de celui qu'elle s'était révélée incapable d'oublier.

    Le passé lui était revenu au visage, plus fort et plus rapide que les coups que lui assenait trop souvent l'autre sale abruti.

    L'option la moins propice. Le mauvais choix !

    Mais d'un incommensurable mauvais ! À se demander si c'était lui qui avait bien su mener sa barque ou elle qui s'était montrée incroyablement plus stupide que la moyenne pour ne pas voir qu'il la menait en bateau.

    Un peu des deux sans doute.

     Marc avait l'air plus mûr. Et mûr, ça il l'était. Complètement ! Au sens trivial du mot. Et blond quand Luc était brun. Et grand alors que Luc était juste une mesure au-dessus de petit. Et bien bâti lorsque Luc était plutôt frêle.

    Et elle – quelle gourde ! – qui avait pris ça pour des qualités ! Négligé que Luc soit sentimental, empressé, attentionné et romantique au point qu'elle avait jugé cela ridicule. Estimé que l'amour ne se conquiert pas une fleur à la main.

    Elle avait donc fait le choix d'épouser Marc. Mais très vite il s'était avéré que lui privilégiait la Rome antique. Maître et esclave, tyrannie et servitude, coups de ceinturon et bouche à taire sous peine de couche supplémentaire, de nouvelle pluie d'horions avec pour seul parapluie une paire de lunettes noires manière de taire les intempéries à l'œil sagace des voisins.

    Une chance encore qu'ils n'aient pas eu d'enfant ! Même si c'était peut-être ça qui l'avait rendu méchant et acariâtre.

    Dans le doute il est pourtant préférable qu'il n'y ait qu'un seul soumis par barbare, ça limite la casse.

     Partir ? Elle y avait songé. Mais pour aller où ? Et quoi y faire ? Et puis, où qu'elle se soit enfuie, il l'aurait retrouvée ! Terrible perspective !

     Éva songea un instant à dissimuler la lettre. N'importe où. Au plus près de son corps tiens ! Cela faisait un long moment qu'il n'y aventurait plus ses sales pattes.

    Aucun regret à ce sujet !

    Mais non, il fallait jouer franc le jeu. Mentir, elle n'avait pas appris. Et l'autre animal, là, derrière la porte, savait lire sur son visage tout ce qu'elle essayait d'y taire. Les rares mensonges qu'elle avait osés jusque-là, elle les avait payés par des bleus et soignés à l'arnica.

     Lorsqu'elle pénétra à l'intérieur de l'appartement, elle sentit à son regard hargneux qu'elle avait fait le bon choix. Sans prononcer un mot, si d'aventure un gentil s'était égaré au bord des lèvres, il lui arracha le courrier de sa grosse main velue dont elle avait perdu la mémoire des caresses. Mais qu'elle préférait, et de loin, décorées d'un verre ou d'une canette tandis qu'il s'abrutissait devant la télévision.

    Parce que bien entendu elle était la seule à travailler !

    Il tiqua sans faire de commentaire en découvrant la lettre adressée au seul nom de sa femme. Délaissant les deux autres, il l'ouvrit maladroitement avec des gestes brusques et empressés… un peu à l'image de sa façon d'aimer.

     Du temps qu'il prenait connaissance du contenu de la lettre, Éva s'occupa à des riens en le surveillant du coin de l'œil. Suivant ce que Luc avait glissé dans sa lettre, son matricule risquait d'en prendre pour son grade.

    Elle tenait déjà ses bras prêts à parer les coups.

    Elle fut toute étonnée lorsqu'il jeta la lettre sur la table de la cuisine en éructant d'un ton rogue : Tiens ! C'est de ton ancien fiancé ! Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il ne t'a pas gardée dans son cœur ! C'était pas la peine de gaspiller du papier pour écrire ça ! Mais ça lui ressemble bien à cette petite lopette !

     Sans donner l'impression de se précipiter, Éva s'approcha de la table, vérifia d'un coup d'œil qu'il ne la surveillait pas et s'empara de la lettre. Après l'avoir lue, relue, puis lue une troisième fois, elle ne put s'empêcher d'écraser une larme.

    Elle entendit aussitôt éclater dans son dos le rire sardonique de Marc.

    – Tu t'attendais à quoi ? Une demande en mariage ? rugit-il en se frappant la cuisse du plat de la main.

    Elle ne se retourna pas, elle ne voulait pas lui offrir le plaisir de sa joue embrumée.

    – Tout compte fait, j'aurais peut-être préféré, l'assassina-t-il. Ça m'aurait bien débarrassé !

    Il retourna s'asseoir au fond du canapé après un bref détour par le réfrigérateur.

     Éva posa la lettre sur le buffet puis s'employa au repas. Elle guettait Marc du coin de l'œil, pas sûre qu'il prenne si bien le fait que Luc lui écrive. Par expérience, cette sagesse souvent acquise par la contrainte, elle sut patienter pour lire à nouveau la lettre jusqu'à ce que Marc se soit assoupi au fond du canapé.

        

    Enfin de retour ! Tant d'années loin d'ici où je n'ai cessé de penser

    au charme des  saisons, à l'animation des villes, mais  pas  une seconde

    à toi, à cette immense et terrible  douleur dont j'ai souffert par ta faute

    mais qui, tant mieux, est définitivement guérie, à jamais abolie.

     

    La vie a été tendre avec moi, m'a malgré tout souri. Fortune faite,

    je reviens d'Afrique  pour un court laps de temps  dans cette maison où,

    comme promis, je viens chercher mes racines, ma jeunesse, retrouver

    les lieux où j'ai grandi, joué, aimé. Revoir une dernière fois cette ville,

    celle que j'ai toujours aimée malgré la distance qui m'en séparait.

    La vie sous les tropiques manque cruellement d'animation.

     

    Je ne sais pas  trop ce que tu deviens. Pour être vraiment honnête,

    je m'en moque complètement, tu dois t'en douter. Mes parents, eux seuls,

    c'est l'unique chose vers laquelle sont allées toutes mes pensées.

    Ils sont hélas décédés et plus rien désormais ne m'attache en ces lieux.

     

    J'ai appris par des voisins ton mariage avec Marc ; une page

    est vraiment tournée. J'ai  presque  vendu  la  maison familiale, il me

    reste à écrire, nanti de ma  plus  belle plume et sans calculer le passé,

    aux services municipaux afin d'obtenir le nécessaire relevé cadastral.

     

    Bientôt, le 6 juin pour être précis, j'irai à Bourg-en-Bresse où

    aura lieu la fête la plus joyeuse, la plus somptueuse de l'année.

    Avant de partir à jamais, j'attendrai, jusqu'au petit matin s'il le faut,

    que la fête se termine. Sans absolument regretter qu'il soit impossible

    que  tu  viennes  me  rejoindre comme  tu  aimais  à le  faire  autrefois.

    Chenille, chevaux de bois, manèges, autos tamponneuses seront au

    rendez-vous comme d'habitude à la sortie est de la ville.

     

    Te souviens-tu de ce spectacle marrant où ce type criait à la fin :

    Argent, amour, voiture ? J'ai tout ça désormais, on peut maintenant rêver !

    Je l'ai revu  à Lyon il n'y a pas très longtemps avec  une  nouvelle troupe.

    Vivement qu'arrive ce 6 juin, il me tarde de partir. En attendant,

    salue ton mari de ma part, Je ne vous reverrai pas. J'ignore s'il rêve encore

    de quitter la région ?   Je pense à toutes ces belles choses qu'il me reste à vivre !

            Amicales pensées.   

            Luc

     

    Lorsqu'il s'éveilla, le 7 juin au matin, Marc fut surpris que le café ne lui vienne pas au lit après s'être déjà donné la peine d'aboyer trois fois pour qu'Éva le lui amène. Il se leva en pestant. La main le démangeait.

     Au même instant, dans la voiture qui l'enlevait pour une direction inconnue, Éva regardait Luc de profil. Il n'avait pour ainsi dire pas changé. De rares cheveux blanchis aux tempes, le teint tanné par le soleil, un air déterminé sur son visage ennobli par l'âge. C'est tout.

    En plaçant sa main sur la sienne posée sur le levier de vitesses, elle ne put s'empêcher de penser à Marc et à sa réflexion concernant Luc le jour où la lettre était arrivée : Pauvre type ! Il lui manquera toujours une case sur deux !

     

    Elle ne chercha pas à réprimer le sourire qui vint fleurir à ses lèvres. Il n'était pas passé loin dans son jugement. Il ignorait que lorsque Luc et elle s'écrivaient, avant que la vie ne les sépare, ils utilisaient un code pour conserver vis-à-vis de leurs parents une certaine neutralité dans leurs échanges épistolaires.

     Luc s'en était souvenu. Elle aussi ! Avait découvert dans sa lettre tout ce qu'elle n'aurait jamais espéré y trouver mais qui pourtant s'y dissimulait… écrit une ligne sur deux.